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les derniers vestiges du vieux monde s’en allaient ; pour que la reconstruction s’opérât un jour, il fallait que le temps et les hommes se chargeassent de le broyer et de le réduire en pâte. Tour à tour la Hongrie, la Pologne, les Highlands, furent nivelés ; tout s’aplanit ; patois, municipalités, petits centres, individualités morcelées, s’anéantirent l’une après l’autre. L’unité européenne, qui n’est pas obtenue encore, mais qui est au moins fort avancée, marchait à son but en foulant aux pieds passions, préjugés, attachemens traditionnels. Les débris vivans s’insurgeaient, mais en vain ; c’est quelque chose de touchant que la persévérance de leur lutte inutile. Ceux-ci prenaient les armes pour le catholicisme, ceux-là brandissaient la claymore en faveur du prétendant ; dans le fait, ils ne défendaient qu’eux-mêmes et leurs souvenirs, tant ces souvenirs sont vivaces. En 1758, sur la grève de Saint-Cast, dans notre vieille Bretagne, les Anglais étant en guerre avec nous, une compagnie de montagnards gallois débarque : les paysans bretons prennent leurs vieux fusils et vont au pas redoublé à la rencontre des ennemis ; mais tout à coup ils s’arrêtent : les montagnards se sont mis à chanter leur chant de guerre ; nos Bretons reconnaissent cet air qui a bercé leur enfance mêmes paroles, même musique. Les officiers bretons et gallois commandent feu dans la même langue ; les descendans des vieux Keltes se sentent frères, laissent tomber leurs armes et s’embrassent avec larmes.

L’Europe d’ailleurs était si vieille, et sa politesse, léguée par l’Italie, mêlée d’emphase par l’Espagne, raffinée par la France, commençait à lui peser si fort, que le goût de la vie sauvage et primitive la saisissait de temps à autre, et chatouillait vivement les faiblesses secrètes de sa langueur et de son ennui ; c’est ce qu’on a vu dans le triomphe du matelot solitaire Robinson. Burke, jeune encore, écrivait un livre, détestable d’ailleurs, où il essayait de prouver que le vague et l’obscur, c’est le sublime, que la barbarie réunit ces deux privilèges, et que la Bible n’est sublime qu’à ces titres[1]. On le comprenait très bien en Angleterre, et son traité y avait du succès ; en effet, la Bible y était devenue familière à tous, et cette expression d’une civilisation orientale, dure, farouche et primitive, avait pénétré dans le langage vulgaire. On employait les psaumes d’une façon proverbiale ; le cantique des cantiques retentissait dans les conversations et au parlement ; la mixtion du génie biblique et de l’esprit gothique septentrional s’était accomplie avec une intimité si complète, que l’existence privée

  1. Essay on the sublime and beautiful.