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le double laurier ; si l’on peut être en même temps Canning et Byron, sans que Canning et Byron y perdent rien. Ce serait sublime, si c’était possible. Tel poème grandiose et incomplet prouve que c’est au moins bien difficile. Après tout, vaudrait-il mieux pour Racine avoir été ministre du grand roi, à la place de M. de Croissi ou de M. de Seignelay, et avoir laissé une Athalie incorrecte, que d’avoir fait le chef-d’œuvre sans avoir été ministre ? Je pense qu’il vaut mieux une ambition plus restreinte et des œuvres plus durables. Il ne s’agit pas de dire qu’on réserve prudemment, pour les années de la vieillesse, quand la verve aura tari, un travail de révision sévère et minutieuse. Il y a une correction qui ne relève pas de la grammaire, une correction qui est le tissu même de la pensée, et il ne faut rien moins que tous les efforts d’un esprit jeune pour la saisir et la fixer dans sa force et dans sa grâce. Si pour se parer de cette correction, qui au fond n’est autre chose que le style, l’homme mûr a compté sur le vieillard, il est à craindre qu’on n’ait agi à la légère, et qu’on n’ait gravement compromis un harmonieux génie. L’absence d’une saine et vigoureuse éducation littéraire se trahit ici à chaque instant ; on eût pu être, en se contenant, un Fénelon sérieux et tendre, plein de délicatesse et de profondeur ; on s’est laissé aller, et l’on est un Fénelon à la dérive.

Pendant que l’un, en se partageant, s’affaiblissait, d’autres, tout en se consacrant à l’art sans réserve, frappaient contre un autre écueil. C’est une loi pour le poète de se renouveler toujours et avec éclat. S’il s’arrête dans une immobilité altière, il n’échappe pas à la monotonie, quelles que soient les merveilles de son rhythme. Il faut que la poésie ait le cours d’un fleuve et non le mouvement des eaux d’un lac. En contemplation devant eux-mêmes, plusieurs ont oublié de se rajeunir, et n’ont pas suffisamment compris le charme de la variété dans le développement ; ils sont tombés dans les redites. Or, se répéter, qu’on le fasse avec grandeur ou avec grâce, c’est s’appauvrir et charmer de moins en moins. Ils ont eu tort, moins tort pourtant que ce poète, qui, après avoir eu une heure brillante dans sa vie, un jour de soleil, a cru pouvoir se passer d’inspiration, et y suppléer sans qu’on s’en aperçût. Hélas ! l’effort n’a pas été couronné de succès. La lutte entre l’inspiration qui résiste obstinément et le poète qui, voulant lui faire violence, tombe épuisé et hors d’haleine, a été visible pour tous, et le rude iambe d’Archiloque est devenu un pâle et flasque bout-rimé. — Un autre, au contraire, laisse insoucieusement passer l’heure du berger ; celui-ci est l’amant heureux de sa gracieuse majesté la