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C’est un cadre tout poétique, une ballade ; mais combien cela en dit plus que toutes les proclamations de M. Herwegh ! surtout comme la hardiesse est ingénieusement sauvée I comme le système disparaît pour faire place à la pure poésie ! Voilà les sûrs modèles qu’il faut recommander au jeune et ardent écrivain.

Une conséquence nécessaire de cette excitation continuelle, c’est l’intolérance, l’injustice, et je ne m’étonne pas que M. Herwegh ait adressé un défi insolent à M. Anastasius Grün. Cette faute si grave est la punition de sa fureur factice ; il n’a pas vu qu’il versifiait une diatribe empruntée à quelque journal obscur. En général, on retrouve trop souvent dans les vers de M. Herwegh la dissertation prosaïque d’une gazette allemande. A côté des élans superbes, au milieu de la verve lyrique, le folliculaire reparaît. Qu’il y prenne garde. Au lieu d’injurier M. Grün, n’eût-il pas mieux fait de l’étudier avec plus de soin et de régler son énergie avec la poétique discrétion de cette noble muse ? Je désire sincèrement que M. Herwegh se repente un jour de ces haines inconsidérées ; son talent y gagnera une sûreté, une vigueur plus vraie. Il doit remarquer lui-même combien cette colère, cette violence de toutes les heures est difficile à accepter. Malgré le succès de ses vers, il voit bien que le cœur de ses compatriotes ne bat pas comme le sien ; il voit bien que les cordes irritées de sa lyre étonnent les oreilles sans remuer très profondément les âmes ; il le sent, et il s’en plaint dans plusieurs pièces assez curieuses : ainsi dans les vers qu’il adresse au peuple allemand, ainsi encore dans la dernière strophe de la Prière. Il reproche au peuple de ne pas être prêt à le suivre, de ne pas partager ce même enthousiasme de la haine. Il y a même un endroit où il conjure les femmes allemandes de se lever, puisque leurs époux ne sont plus des hommes. Ici, la plainte dépasse le but, et ces invectives sont de trop. En lisant ces vers, je me rappelle la célèbre apostrophe de Rückert dans ses sonnets cuirassés : « Que forges-tu là, forgeron ? Nous forgeons des chaînes, des chaînes ! »

Was schmiedst du, Schmied ? Wir schmieden Ketten, Ketten.


Le poète de 1813 veut pousser à bout son peuple, il veut lui faire comprendre toute la honte de son abaissement. C’était son droit après Iéna ; mais aujourd’hui, sans raison, sans motif, employer les mêmes figures, les mêmes hyperboles hautaines, n’est-ce pas une faute qui doit choquer tous les esprits justes ? Se laisser aller à une telle exagération, n’est-ce pas avouer son impuissance ? C’est plus encore, c’est signer des haines d’une autre époque une page consacrée à une situation toute différente et commettre un faux en poésie.