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fausse. Qu’est-ce donc que cette Jeanne à laquelle trois destinées d’hommes viennent s’attacher irrésistiblement ? C’est une paysanne au cœur excellent, à l’esprit borné, qui est insensible aux agitations humaines et ne trouve pas de sens, dit l’auteur, aux paroles des hommes. Mme Sand dit vrai, car lorsque Guillaume de Boussac, emporté par sa passion, s’écrie : Je ne puis pas me contraindre plus long-temps, je t’adore ! Jeanne répond aussitôt et non pas d’un air narquois, mais avec une naïveté sans seconde : Comment que vous dites ce mot-là, mon parrain ? Or, l’héroïne reste toujours la même ; elle ne cache pas dès le début des trésors qu’on découvre plus tard ; elle meurt comme elle a vécu, dans la primitive innocence, selon l’expression de Mme Sand, croyant aux fées et gardant toujours les vaches, sans songer à mal. Pour que la donnée fût juste, il faudrait que le lecteur comprît comment trois hommes d’un esprit élevé se prennent d’une si belle passion pour la pastoure ; mais le lecteur ne le comprend pas : il reste froid devant Jeanne (laquelle, à la vérité, est un mythe), lui qui s’émouvait devant Geneviève et partageait l’amour de Bénédict pour Valentine. — L’auteur d’André, après avoir traîné pendant dix volumes l’ombre fantastique du comte de Rudolstadt, et avoir employé un temps énorme à analyser ses lubies philosophiques et amoureuses, a perdu la trace du cœur. Quelle distance entre Geneviève, la fleuriste, qui est une vraie femme, bien qu’idéalisée, et Jeanne qui a besoin de garder les vaches devant le lecteur, pour qu’il ne croie pas qu’elle est un fantôme ! — Les systèmes philosophiques portent malheur au talent qui a créé Indiana. En épousant la philosophie, Mme Sand, qui a tant discouru sur le mariage, n’a pas vu qu’elle se soumettait de gaieté de cœur aux terribles inconvéniens d’une union disproportionnée. Ce qui arrive trop souvent en pareil cas est arrivé ; un tiers s’est glissé dans le ménage, où il commande déjà en maître, et vous n’en douterez pas quand vous saurez son nom : le métier. — Il est triste d’avoir à constater ces aberrations du talent, surtout quand on s’était laissé prendre à d’éclatantes promesses, et qu’on avait long-temps nourri de belles espérances. Hélas ! le temps des illusions est passé ; mais parce que des artistes qui avaient commencé par le désintéressement ont si déplorablement gauchi, en faut-il moins rester fidèle à la cause de la littérature et du bon sens ?

Le calcul existe : si un homme à la main leste, travaillant jour et nuit, sans boire ni manger, voulait transcrire ce que M. Alexandre Dumas publie chaque matin, il resterait en arrière. C’est là le prodige ; la fable de Briarée aux cent bras est réalisée. Trois romans-feuilletons marchent simultanément sous la plume de M. Dumas, ici les Mousquetaires, là la Fille du Régent, plus loin la Famille Corse, sans compter les volumes d’histoires et de biographies diverses qui paraissent chez le libraire du coin. Somme toute, cela ne fait par jour qu’un quart de volume, ou environ quatre-vingt-onze volumes par an. Qu’est-ce que cela ? quand on a regardé derrière le paravent et qu’on a vu les procédés de fabrication à l’usage de M. Dumas, ou sait qu’il pourrait facilement doubler, tripler ou quadrupler le nombre de ses produits.