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sans se laisser aller au scepticisme, fruit le plus ordinaire de l’expérience ?

C’est le tableau des perplexités de cette situation que nous présenterait l’histoire des premiers jours de la jeunesse de M. Jouffroy. Nous l’avons dit, il était né dans une famille de mœurs simples et sérieuses : il avait sucé avec le lait ces principes de morale et de religion que donnent la leçon et l’exemple d’une bonne mère ; mais il avait aussi respiré dans ses montagnes l’air des sentimens patriotiques et des idées de la révolution. Deux surtout de ces idées s’étaient profondément enracinées en lui, l’égalité et la nationalité. C’en était assez pour déterminer irrévocablement le parti auquel il appartiendrait un jour ; d’ici là, pourtant, il fallait sur tout le reste se faire un avis. Dans les écoles publiques, il avait trouvé l’insouciance de la raison, l’indifférence en matière de théories, résultat à peu près immanquable de l’éducation lettrée et régulière, mais superficielle, que l’empire en déclin avait fini par nous donner. M. Jouffroy possédait une qualité, je dirais presque une vertu d’esprit, qui ne lui permettait pas de suivre le torrent : il ne pouvait être convaincu que par lui-même. Il aimait mieux ignorer que douter, et douter que croire de léger. Comprendre à peu près, savoir à demi, adhérer de confiance, répéter sur parole, tout cela lui était insupportable et presque impossible. Il ne se rendait pas aisément aux opinions communes, dût-il finir par les adopter. Il n’avait pas besoin de penser autrement que les autres, mais de penser comme eux de son chef et en son propre nom. Ce n’est que sur sa propre autorité qu’il souscrivait au sentiment de tout le monde. On pressent combien il dut avoir à faire lorsque, arrivant à la jeunesse, il ne trouva rien de fixe, rien de convenu, et vit tous les sentimens et toutes les passions aux prises, toutes les croyances et tous les principes en question. Cependant il ne se sentait sur aucun point une conviction réfléchie, une conviction qui fût son œuvre, rien, sinon que l’absence de conviction était une faiblesse et une souffrance. La nécessité de tout savoir, de tout approfondir à la fois, se dressait donc devant lui, impérieuse et pressante. C’était quelque chose comme le doute universel de Descartes, sauf que le doute de Descartes était volontaire et accepté triomphalement, parti pris d’un esprit ferme, confiant, téméraire, qui se donne la mission de détruire le monde intelligible, parce qu’il se sent la puissance d’en faire un autre. Une mission analogue venait en partage à M. Jouffroy, mais comme une dure nécessité que lui imposaient fatalement son temps et sa nature, comme un fardeau qui lui tombait sur les épaules. Il devait tout reconstruire dans son esprit,