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excellente discipline, nous avons pu nous façonner à tous les devoirs de la vraie liberté. Pour la jeunesse d’alors, la vérité était tout, le calcul peu de chose ; la préoccupation d’un avancement personnel, cette idée fixe qu’on inspire avec tant de soin à la jeunesse bien élevée, était alors une chimère inconnue. La crainte pusillanime d’être appelé téméraire pour avoir bravé un préjugé, ou niais pour s’être fié à une idée, était un sentiment qu’on n’eût point compris. On n’avait pas découvert alors que la tranquillité publique fût tout l’ordre moral des sociétés. J’ignore ce que l’avenir réserve aux nouvelles générations. Puissent-elles ne regretter jamais de n’avoir point passé par les utiles épreuves qui nous ont été imposées ! Il leur sera plus difficile de s’élever à ces scrupules de la raison qui, dans les siècles de discussion, sont un appui nécessaire à ceux de la conscience. L’industrialisme qui aujourd’hui s’applique à tout, qui règne jusque dans la vie politique et dans la vie littéraire, ne peut guère trouver de contre-poids que la foi dans les idées. La probité privée est d’un secours médiocre, les intérêts personnels s’accordent trop souvent avec les vertus domestiques. Une politique qui ne s’appuierait que sur ces vertus-là peut aisément se corrompre et s’avilir. Le jour où, pour gouverner un pays, on n’en appellerait qu’aux sentimens qui font le bon père de famille, c’en serait fait de la dignité nationale, car c’est aussi une des formes de la décadence que l’honnêteté dans la bassesse. Pour moi, je ne puis penser sans reconnaissance envers l’arbitre de nos destinées que j’ai vu d’autres temps et entendu d’autres leçons. Peut-être est-ce un préjugé de l’âge, mais il me semble que notre dignité à tous se mesure sur notre fidélité à ces souvenirs, et à mesure que l’expérience, cette conseillère tant vantée, détache les hommes de ce qu’ils nomment des illusions, je crois les voir s’affaisser ; Dieu sait où cela les mène. Que d’autres soient heureux ainsi, j’y consens ; mais qu’ils nous laissent nous obstiner dans la pensée que nous ne nous sommes pas trompés quinze ans. Schiller dit quelque part que l’homme fait doit porter respect aux rêves de sa jeunesse : la première marque de respect qu’on leur doive donner, c’est de ne pas dire qu’ils soient des rêves.


CHARLES DE RÉMUSAT.