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je sois parfois sévère, je ne le suis pas envers toi, tu le sais ; qui pourrait l’être envers toi ? Et combien ma chérie m’aimait ! Qu’elle était heureuse d’entendre mon pas sur le seuil, quand je revins l’année dernière ! Comme elle dansa de plaisir de voir ma couronne civique, et prit mon épée, et la suspendit, et m’apporta ma robe ! Maintenant tout cela est fini, oui, toutes tes jolies façons, ton aiguille, ton babil, tes fragmens de vieilles ballades ! Personne ne pleurera plus quand je m’en irai, ne sourira quand je reviendrai[1] ; personne ne veillera près du lit du vieillard ou ne pleurera sur son urne. Notre maison, qui était la plus heureuse dans les murs de Rome, celle qui n’enviait pas à Capoue ses marbres et sa richesse, au lieu de l’éclat de ton sourire, n’aura plus qu’une ombre éternelle, au lieu de la musique de ta voix, le silence de la tombe. Le temps est venu… Embrasse-moi autour du cou une fois encore, et donne-moi encore un baiser. Et maintenant, ma chère petite fille à moi[2], il n’y a qu’un moyen, c’est celui-ci. — Il la frappa… etc., etc. »


Quel est l’homme qui parle ? C’est un chevalier du XIIe ou du XIIIe siècle, né en Allemagne et prêt à commettre le forfait grandiose de Virginius. Voici l’esprit de famille, le détail d’intérieur, le home adoré, la situation nouvelle des femmes, compagnes de l’homme, mais non esclaves, la description minutieuse des boucheries fumantes et de la cascade de sang rouge, jusqu’aux expressions toutes gothiques, « la musique de ta voix, l’éclair de ton sourire, » et ce retour mélancolique du vieillard un peu égoïste sur lui-même : personne ne, pleurera sur mon urne ; enfin ces autres teintes bibliques, « le silence de la tombe dans la maison ; » - tous ces traits admirables, quelques-uns d’une observation très fine, le poète les a trouvés dans sa sensibilité propre, dans celle de sa race : ils ressortent de la trempe même du génie anglais. La Rome de Tarquin ne comportait rien de cela ; elle vivait au grand jour ; le développement sentimental n’existait pas. L’action était prompte, la vie nue ; le sentiment délicat de la famille et de ses tendresses intimes était impossible dans sa manifestation extérieure ; et c’est ce que prouve bien la tragique et sublime narration de Tite-Live. L’horreur de l’esclavage (mancipium) domine chez le Romain ; le sentiment de la famille (home) est l’inspiration du Germain moderne. Les beautés particulières et sentimentales que M. Macaulay a puisées dans son sujet détruisent de fond en comble celles de Tite-Live, qui leur sont opposées. S’étant une fois attendri, le poète moderne

  1. And none will grieve when I go forth, or smile when I return. Ce vers est délicieux.
  2. Mg own dear little girl !