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la tâche bizarre qu’il s’est imposée, abandonne, il est vrai, le ton de prédication simple et grave, la forme de poésie gnomique adoptée dans son Bréviaire ; il cherche des tableaux, des images, des symboles, mais cette tentative ne lui réussit guère, et on ne voit à chaque pas que le travail désespéré d’une belle intelligence en lutte avec une œuvre impossible. Que de recherches, de subtilités ! que d’esprit et de paradoxes dépensés follement ! Pour ne point suivre trop servilement son texte, il est obligé de le raffiner, de le subtiliser, d’en extraire la quintessence. Poésie bizarre, maladive, qui s’emploie à développer des thèmes comme celui-ci : « C’est la foi, dit-on, qui rend l’ame heureuse ! . Mais qu’est-ce que l’ame ? L’ame, c’est Dieu. Or, Dieu est heureux. Il me suffit donc de savoir que je suis dieu, et je serai heureux. » Ou bien : « Je ne connais au monde qu’un seul miracle, c’est que Dieu existe ; mais ce miracle, je ne le crois pas ; je fais bien plus, je le sais, je le vois, je le sens, je le suis moi-même. » Plus loin, pour dépasser l’enseignement de l’Évangile : « Heureux ceux qui ne voient pas et qui croient ! » le poète dira dans son mysticisme illuminé :


« Heureux ceux qui voient et qui ne croient pas ! Heureux ceux qui voient des tombeaux et ne croient pas aux morts, qui voient les tyrans à l’œuvre et ne croient pas à la puissance des méchans, qui voient des temples et ne croient pas à une demeure où séjournent les dieux ! Heureux ceux qui voient souffrir les pauvres gens et ne croient pas qu’ils soient abandonnés de Dieu, qui voient ramper les vers et ne croient pas qu’ils soient délaissés et errans au hasard ! Heureux ceux qui voient le soleil se lever et se coucher, et ne croient pas qu’il change, de place ! Heureux ceux qui voient les fleurs renaître et ne croient pas qu’elles soient mortes ! Heureux ceux qui voient les enfans des hommes et ne croient pas qu’ils soient autre chose que la force de Dieu même ! Heureux enfin ceux qui voient et ne croient pas, car ceux qui voient et qui croient, ceux-là sont dignes de pitié. »


Voilà dans quels raffinemens va se perdre le poète, et quand la pensée s’égare en de telles subtilités, ce n’est point le style, déjà si peu sûr de lui-même, qui pourrait corriger ce galimatias et sauver les bizarreries du fond. Figurez-vous Lycophron chargé d’expliquer Hegel !

Si M. Schefer renonce au rôle singulier qu’il a choisi, s’il ne s’obstine pas à vouloir être le hiérophante de la métaphysique nouvelle, son inspiration, opprimée sous ces lourdes chaînes, pourra retrouver sa sérénité d’autrefois. C’est la renommée de Novalis qui vous tente, et vous voulez, comme lui, que la Muse soit sœur de la philosophie ; mais rappelez-vous quelle grace, quelle liberté son imagination conserva toujours ! C’est là une condition inflexible. La Muse est jalouse ;