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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

son âge, qu’excitaient encore les belliqueuses influences d’une époque éprise de gloire et de combats. Jusqu’alors la vie du château n’avait guère différé de celle de la ferme. Au retour de Bernard, tout prit une face nouvelle. Étranger aux faits du passé, n’ayant qu’un vague souvenir des La Seiglière, qu’une idée confuse des évènemens qui l’avaient enrichi, ce jeune homme pouvait jouir des bienfaits de sa position sans scrupule, sans trouble et sans remords. Jeune, il avait tous les goûts, tous les instincts de la jeunesse. Il chassa, creva des chevaux, étonna le pays par le luxe de ses équipages, et fit, comme on dit, sauter les écus paternels, le tout à la plus grande satisfaction du digne Stamply, qui ne se sentit pas d’aise de reconnaître chez son fils les manières d’un grand seigneur. Tout était pour le mieux, lorsqu’un matin Bernard alla trouver son père et lui tint ce langage :

— Père, je t’aime et devrais m’estimer heureux de passer ma vie près de toi. Cependant je m’ennuie et n’aspire qu’à te quitter. Que veux-tu ? J’ai dix-huit ans, et c’est une honte de tirer sa poudre aux lapereaux, quand on pourrait la brûler glorieusement pour le service de la France. L’existence que je mène m’étouffe et me tue. Toutes les nuits, je vois l’empereur, à cheval, à la tête de ses bataillons, et je me réveille en sursaut, croyant entendre le bruit du canon. L’heure est venue où mon rêve doit s’accomplir. Préférerais-tu voir ma jeunesse se consumer dans les vains plaisirs ? Si tu m’aimes, tu dois vouloir être fier de ta tendresse. Ne pleure pas, souris plutôt en songeant aux joies du retour. Quelles joies, en effet ! quelle ivresse ! Je reviendrai colonel, je suspendrai ma croix à ton chevet, et le soir, au coin du feu, je te raconterai mes batailles.

Et le cruel partit. Ni les remontrances, ni les larmes, ni les prières ne purent le retenir. À cette époque, ils étaient tous ainsi. Bientôt ses lettres arrivèrent comme de glorieux bulletins, toutes respirant l’odeur de la poudre, toutes écrites le lendemain d’un jour de combat. Engagé comme volontaire dans un régiment de cavalerie, sous-officier après la bataille d’Essling, officier un mois plus tard, après la bataille de Wagram, où l’empereur l’avait remarqué, il allait à grands pas, poussé par le démon de la gloire. Il fut un de ceux qui prouvèrent, au dire de Puisaye, qu’une année de pratique supplée avantageusement toutes les manœuvres et tous les apprentissages d’esplanade. Chacune de ses lettres était un hymne à la guerre et au héros qui en était le dieu. Au commencement de l’année 1811, son régiment se trouvant à Paris, Bernard profita d’un congé de quelques jours pour courir embrasser son vieux père. Qu’il était charmant sous son uni-