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forme de lieutenant de hussards ! Que le dolman bleu à tresses d’argent faisait ressortir avec grâce l’élégance de sa taille svelte et souple comme la tige d’un jeune peuplier ! Qu’il portait galamment sur l’épaule la pelisse bordée de fourrures ! Que sa brune moustache relevait fièrement sur sa lèvre fine et rosée ! Qu’il avait bon air avec son grand sabre, et quel joli bruit le parquet rendait sous ses éperons sonnans ! Stamply ne se lassait pas de le regarder avec un sentiment d’admiration naïve, lui baisait les mains et doutait que ce fût son enfant.

Comme le soleil à son couchant, l’astre impérial brillait de son plus bel éclat, lorsqu’un frisson mortel passa sur le cœur de la France. Une armée de cinq cent mille hommes dans laquelle la mère patrie comptait deux cent soixante et dix mille de ses fils les plus forts et les plus vaillans, venait de passer le Niémen pour aller frapper l’Angleterre au sein glacé de la Russie. Le régiment de Bernard faisait partie de la réserve de cavalerie commandée par Murat. On reçut au château une lettre datée de Wilna, puis une autre dans laquelle Bernard racontait qu’il avait été fait chef d’escadron après l’affaire de Volontina, puis une troisième, puis rien. Les jours, les semaines, les mois s’écoulèrent : point de nouvelles ! Seulement on apprit qu’une bataille, la plus terrible qui se fût donnée dans les temps modernes, avait été livrée dans les plaines de la Moscowa ; la victoire avait coûté vingt mille hommes à l’armée française. Vingt mille hommes tués, et point de lettres ! L’empereur est à Moscou, mais point de lettres de Bernard. Stamply espère encore ; il se dit qu’il y a loin du château de La Seiglière au Kremlin et qu’entre ces deux points le service des postes ne saurait, surtout en temps de guerre, se faire très régulièrement. Mais des bruits sinistres circulent ; bientôt ces sourdes rumeurs se changent en un cri d’épouvante, et la France en deuil compte avec stupeur ce qui reste de ses légions. Que se passait-il au château ? Ce qui se passait, hélas ! dans tous les pauvres cœurs éperdus qui cherchaient un fils dans ces rangs éclaircis par le froid et par la mitraille. Stamply s’étant décidé à s’adresser au ministère de la guerre pour savoir à quoi s’en tenir sur la destinée de Bernard, la réponse ne se fit pas attendre : Bernard avait été tué à la bataille de la Moscowa.

La douleur ne tue pas : Stamply resta debout. Seulement il vieillit de vingt ans en moins de quelques mois, et quelque temps on le vit plongé dans une espèce de marasme approchant de l’imbécillité. On le rencontrait, par le soleil ou par la pluie, errant à travers champs, tête nue, le sourire sur les lèvres, ce sourire vague et incertain, plus triste et plus déchirant que les larmes. Lorsqu’il sortit de cet état,