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la pensée de Dieu sera-t-elle analogue à celle des hommes ? Penser, c’est connaître un objet extérieur dont on se distingue. Rien n’est extérieur à Dieu. Penser, c’est avoir conscience de soi, c’est se distinguer, se déterminer par rapport à autre chose. Or, il ne peut y avoir en Dieu ni distinction, ni détermination, ni relation. Ce n’est donc pas encore considérer Dieu en soi, mais relativement à nous, que de se le représenter comme la pensée, comme l’Être. Dieu est au-dessus de la pensée et de l’être ; par conséquent, il est en soi indivisible et inconcevable. C’est l’Un, c’est le Bien, saisi par l’extase ; c’est la première hypostase de la Trinité alexandrine.

Voilà les trois termes qui composent cette obscure et profonde Trinité. Le genre humain, la raison encore imparfaitement dégagée des sens, s’arrêtent à l’Ame universelle, principe mobile du mouvement ; la raison des philosophes s’élève plus haut, jusqu’à l’Intelligence immobile où reposent les essences et les types de tous les êtres ; l’amour, l’extase seuls peuvent nous faire atteindre jusqu’à l’Unité absolue.

Les alexandrins se complaisent à retrouver cette Trinité dans tous les systèmes philosophiques, dans toutes les traditions religieuses. Ils n’ont pas la sagesse de s’en tenir à Platon. La Trinité est dans Aristote ; elle est dans Héraclite, dans Anaxagore. Il y a visiblement ici un abus incroyable de l’éclectisme. Cependant il est vrai de dire que, si l’on considère les spéculations les plus puissantes de la philosophie grecque, la doctrine d’Alexandrie en présente une sorte de résumé systématique qui n’est ni sans grandeur, ni sans profondeur et sans portée.

La troisième hypostase de la Trinité alexandrine répond assez bien au Dieu-nature des stoïciens et d’Héraclite : panthéisme encore grossier dans Héraclite, déjà plus profond dans les stoïciens, et qui n’a pas été sans influence sur celui d’Alexandrie. Au-dessus de ce Dieu mobile, la seconde hypostase de la Trinité de Plotin rappelle trait pour trait le Dieu d’Aristote, cette pensée éternelle et immobile dont l’activité, ramassée en elle-même, s’épuise dans la contemplation de soi, et ne tombe par aucun endroit dans le temps, la variété et le mouvement. Enfin, on ne saurait nier que la première hypostase de la Trinité alexandrine ne se rapproche singulièrement de cette unité pythagoricienne que Parménide épura si sévèrement de toute analogie et de tout rapport avec le monde, qu’il en perdit le sentiment du fini et n’y put voir qu’une ombre trompeuse de l’existence[1]. Le Dieu des

  1. Voyez la savante monographie de M. Riaux sur Parménide d’Élée.