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qui nous moissonnât, et pour ton bien, ô notre patrie ! Voilà que loin de toi, quand le plus beau de notre âge nous sourit, inconnus du monde entier, nous mourons pour cette nation qui te tue. » - « Et leur plainte, ajoute le poète, ne fut entendue que du désert boréal et des forêts sifflantes. Ainsi ils rendirent le dernier soupir, et leurs cadavres abandonnés à découvert sur cette horrible mer de neige furent déchirés des bêtes féroces ; et le nom des braves et des meilleurs restera à jamais l’égal de celui des lâches et des méprisables. »


Mais le sentiment qui sera bientôt la clé du cœur même de Leopardi et que nous surprenons déjà, ce sentiment stoïque du calme fondé sur l’excès même du désespoir, lui inspire cette sublime consolation


« Ames chéries, bien que votre calamité soit infinie, apaisez-vous, et que cela vous serve de réconfort, que vous n’en aurez aucun ni dans cet âge ni dans les suivans. Reposez au sein de votre affliction sans mesure, ô les vrais fils de celle dont le suprême malheur ne voit que le vôtre seul capable de l’égaler ! »


Nous retrouverions ailleurs encore des éclats de cette colère de Leopardi contre la France. Remarquons toutefois que cette colère même n’était pas de l’indifférence, ni même de la haine, et qu’il y a souvent plus près de la colère à l’amour que d’une froide et tiède amitié. A un certain moment, Leopardi songea sérieusement à venir habiter en France ; il croyait que ce n’est que là encore qu’on peut vivre hors de la patrie[1]. Le jour où il voudra exprimer nettement sa pensée la plus chère, une profession de foi faite pour être montrée, nous verrons que c’est en français tout naturellement qu’il la consignera. Enfin, dans ses préventions pessimistes, contre lesquelles protestaient assez hautement ses propres efforts et ceux de plusieurs de ses nobles compatriotes, il estimait que la différence littéraire actuelle entre la France et l’Italie, c’est qu’en France il y avait encore quelques personnes qui cherchaient à bien écrire, et qu’en Italie il n’y en avait plus.

Un beau réveil pourtant s’opérait sur toute la péninsule en ces années ; Leopardi, l’un des précurseurs, le présageait, sans assez y croire,

  1. « … Et non mi fa punto meraviglia che la Germania, solo paese dotto oggidl, sia più giusta verso di voi, che la presuntuosissima, e superficialissima, e ciarlatanissima Francia. » On me dispensera de traduire Leopardi écrivait cela de Florence à M. de Sinner, le 18 décembre 1832 ; et, moins de deux ans après (20 mars 1834), il lui écrivait de Naples : « Io per moite e fortissime ragioni sono desiderosissimo di venire a terminare i miei giorni a Parigi. » C’est ainsi que se résument le plus souvent et que se réfutent le mieux la plupart de ces grandes colères contre la France.