Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/964

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reste complètement délaissée de son mari ; mistriss Tracy s’en formalise à juste titre ; Brandon, qui n’a pas renoncé à sa tendresse pour Alice, espère la venger et se venger lui-même de Lovell ; il cherche donc le mari pour l’avertir de ce qui se passe ; les lettres anonymes recommencent à pleuvoir ; le réseau fatal et brûlant se resserre autour de la pauvre Ellen. Tout cela est encore plein d’intérêt, de vérité, souvent de profondeur. Mais l’intérieur glacé, le triste mariage de Lovell et d’Alice auraient pu être mieux reproduits. Quel tableau ! le mariage sans sympathie, le foyer sans la flamme, les cendres mortes, la vie sans l’étincelle, deux cadavres unis, deux bourreaux enchaînés pour se torturer la plus horrible des souffrances ! L’Alice de lady Fullerton ne me satisfait pas ; sa blonde pâleur et sa dévotion pâle ne me disent rien. Elle méritait d’être étudiée ; fille du peuple, en butte aux dédains polis d’un homme de race, elle souffre plus qu’Ellen, puisqu’elle n’est, pas aimée. C’était là une situation neuve et belle, et que l’auteur a manquée.

Ainsi marche ce roman, mélange de défauts ou plutôt de lacunes réelles compensées par des beautés vives. Les bourgeois de lady Fullerton, ses personnages vulgaires et ses monstres n’ont pas de vérité ; ils ressemblent trop à ces tigres brodés en soie plate par l’aiguille des dames de son pays. Cela ne vit pas, cela ne mord et ne griffe pas. J’aime peu les ressorts violens à côté de peintures éthérées, ces passions brutales heurtant le raffinement des mœurs ; ajoutons que tout ce qui est exquis dans le roman est parfait, le reste insuffisant. Le sentiment religieux se transformant en vapeur de subtile poésie, l’élégance poussée à son dernier terme, le scrupule métaphysique atteignant son expression de torture la plus délicate, toutes les douleurs ressenties par les oisifs exprimées dans leur intense réalité, voilà ce qu’il faut demander à l’œuvre nouvelle ; hors de cette sphère, l’auteur n’a ni le pied ferme, ni le coup d’œil précis. L’art peut lui reprocher le choc des évènemens mélodramatiques et des peintures délicates ; la morale peut blâmer l’apparition passagère de ces subalternes odieux qu’elle fait agir : elle les montre inévitablement comme d’atroces coquins. Sans avoir l’honneur de connaître lady Fullerton, on parierait volontiers qu’elle n’a guère vu ce monde-là, si ce n’est pour faire appeler sa femme de chambre, et que la bourgeoisie doit être pour elle une région curieuse et nouvelle. Elle se trompe ; l’homme du labeur physique ou même du servage domestique n’est pas plus nécessairement abject que l’homme du grand monde inévitablement vicieux. Je