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prendre, comme un chartreux, ses repas dans sa chambre. Le reste à l’avenant. On en arriva, par d’insensibles transitions, à le traiter avec une politesse exagérée ; le marquis le tint à distance à force d’égards ; Mme  de Vaubert l’obligea à battre en retraite sous le feu croisé des grands airs et des belles manières. Aussitôt qu’il apparaissait avec ses souliers ferrés, ses bas de laine bleue et sa culotte de flanelle, on affectait de mettre la conversation sur un ton de cour : ne sachant quelle contenance tenir, Stamply se retirait confus, humilié et l’oreille basse. Ainsi le mur de boue qui l’avait long-temps séparé du monde se changea doucement en une glace de cristal, barrière transparente, mais infranchissable autant que la première ; seulement le bonhomme eut la satisfaction de voir à travers s’en aller en fusées de toutes les couleurs les revenus de ce beau domaine qu’il avait reconstitué au prix de vingt-cinq années de travail et de privations. Le soir, après son repas solitaire, en passant sous les fenêtres du château, il entendait les éclats joyeux des conversations mêlés au bruit des cristaux et des porcelaines. Le jour, errant, triste et seul, sur ces terres qu’il avait tant aimées et qui ne le reconnaissaient plus pour maître, il voyait au loin les chevaux, les équipages, les meutes et les piqueurs battre la plaine et s’enfoncer dans les bois, au son des fanfares. La nuit, interrompu souvent dans son sommeil, il se dressait sur son séant pour écouter le tumulte du bal ; c’était lui qui payait les violons. D’ailleurs, il ne manquait de rien. Sa table était abondamment servie ; une fois la semaine le marquis envoyait prendre de ses nouvelles, et quand Mme  de Vaubert le rencontrait sur son chemin, elle le saluait d’un geste amical et charmant.

Au bout d’un an, il n’était pas plus question de Stamply que s’il n’existait pas et n’avait jamais existé. Au bruit qui s’était fait un instant autour de lui avaient succédé le silence et l’oubli. On ne se souvenait même plus qu’il eût jamais possédé ce château, ce parc et ces terres. Après l’avoir accueilli, caressé, fêté comme un chien fidèle, le monde avait fini par le traiter comme un chien crotté. Le malheureux ne jouissait même pas de cette considération qui avait été le rêve de toute sa vie. On croyait ou l’on feignait de croire qu’en rappelant les La Seiglière, il n’avait fait que céder aux cris de l’opinion. On mettait l’acte de sa générosité sur le compte d’une probité forcée et trop tardive pour qu’on pût lui en savoir gré. Enfin ses anciens fermiers, tout fiers d’être redevenus la chose d’un grand seigneur, se vengeaient par le pi as éclatant mépris d’avoir vécu sous le gouvernement fraternel d’un paysan comme eux. Tout cela s’était accompli graduellement,