Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/992

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
986
REVUE DES DEUX MONDES.

calomnie ait flétri les saintes croyances ; mais encore, avant de se décider à la haine, faudrait-il s’assurer qu’on ne doit pas, qu’on ne peut pas aimer.

— Tenez, madame, dit Bernard, pour en finir, vous devriez comprendre que plus vous déploierez d’habileté, moins vous réussirez à me convaincre. Je conçois maintenant que mon pauvre père se soit laissé prendre à tant de séductions ; il y a eu des instans où vous m’avez fait peur.

— C’est bien de l’honneur pour moi, s’écria Mme  de Vaubert en riant ; vous n’en avez jamais tant dit des boulets ennemis et des baïonnettes étrangères.

— Oui, oui, ajouta le marquis, on sait que vous êtes un héros.

— Engagé volontaire à dix-huit ans, dit la baronne.

— Lieutenant de hussards à dix-neuf, dit le marquis.

— Chef d’escadron trois ans plus tard.

— Remarqué par l’empereur à Wagram.

— Décoré de la main du grand homme après l’affaire de Volontina, s’écria Mme  de Vaubert.

— Ah ! il n’y a pas à dire, ajouta le marquis en enfonçant résolument ses mains dans les goussets de sa culotte ; il faut reconnaître que c’étaient des gaillards.

— Brisons là, dit Bernard, un instant interdit. Monsieur le marquis, je vous donne huit jours pour évacuer la place. Je veux espérer, pour votre réputation de gentilhomme, que vous ne me mettrez pas dans la pénible nécessité de recourir à l’intervention de la justice.

— Eh bien ! moi, j’aime ce garçon ! s’écria franchement le marquis, emporté malgré lui par son aimable et léger caractère, sans être retenu cette fois par Mme  de Vaubert, qui, comprenant qu’il allait au but, lâcha la bride, et lui permit de caracoler en liberté ; eh bien ! ventre-saint-gris ! ce garçon me plaît. Madame la baronne, je vous jure qu’il est charmant. Jeune homme, vous resterez ici. Nous nous haïrons, nous nous exécrerons, nous plaiderons, nous ferons le diable à quatre ; mais, vive Dieu ! nous ne nous quitterons pas. Vous savez l’histoire de ces deux frégates ennemies qui se rencontrèrent en plein Océan ? L’une manquait de poudre ; l’autre lui en donna, et toutes deux, après s’être canonnées pendant deux heures, se coulèrent bas l’une l’autre. Ainsi ferons-nous. Vous arrivez de Sibérie ; je présume qu’en vous laissant partir, les Tartares, de peur d’alourdir votre pas et de retarder votre marche, ne vous ont point chargé de roubles. Vous manquez de poudre, je vous en donnerai. Je vous promets de l’agrément. Tandis