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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

puis, étendu mollement dans une bergère, enveloppé d’une robe de cachemire, les pieds dans des babouches turques, il pensa d’abord à son père, à l’étrangeté de sa destinée, à la tournure imprévue qu’avaient prise en ce jour les événemens, au parti qu’il lui restait à choisir. Brisé par la fatigue, le front brûlant, la paupière alourdie, bientôt ses idées se troublèrent et se confondirent. Dans cet état d’assoupissement, qu’on pourrait appeler le crépuscule de l’intelligence, il crut voir la fumée de son cigare s’animer et former au-dessus de sa tête des groupes fantastiques. C’étaient tantôt son vieux père et sa vieille mère qui montaient au ciel, assis sur un nuage ; tantôt son empereur, debout sur un rocher, les bras croisés sur sa poitrine ; tantôt la baronne et le marquis se tenant par la main et dansant une sarabande ; tantôt et plus souvent, une figure svelte et gracieuse qui se penchait vers lui et le regardait en souriant. Son cigare achevé, il se jeta au lit, se roula dans la plume, et s’endormit d’un profond sommeil.

Soit lassitude, soit besoin de recueillement, Mlle  de La Seiglière avait quitté le salon presqu’en même temps que Bernard. Demeurés seuls au coin du feu, la baronne et le marquis se regardèrent un instant l’un l’autre en silence.

— Eh bien ! marquis, dit enfin la baronne, il est gentil, le petit Bernard ! Le père sentait l’étable et le fils sent le corps-de-garde.

— Le malheureux ! s’écria le marquis arrivé au dernier paroxysme de l’exaspération ; j’ai cru qu’il n’en finirait pas avec sa bataille de la Moscowa. La bataille de la Moscova ! ne voilà-t-il pas une belle affaire ? Qu’est-ce que c’est que ça ? qui connaît ça ? qui parle de ça ? Je n’ai jamais fait la guerre ; mais si je la faisais jamais… Par l’épée de mes aïeux ! madame la baronne, ce serait une autre paire de manches. Tout le monde y passerait ; je ne voudrais même pas qu’il en revînt un invalide. La bataille de la Moscowa ! Et ce faquin qui se donne des airs d’un César et d’un Alexandre ! Les voici pourtant, ces héros ! voici ces fameuses rencontres dont M. de Buonaparte a fait si grand bruit, et que les ennemis de la monarchie font encore sonner si haut ! il se trouve qu’en résumé c’étaient de petits exercices hygiéniques et sanitaires ; les morts se ramassaient eux-mêmes, et les tués ne s’en portent que mieux. Vive Dieu ! quand nous nous en mêlons, nous autres, les choses se passent autrement ; quand un gentilhomme tombe c’est pour ne plus se relever. Mais ne fût-on qu’un Stamply, lorsqu’on s’est fait tuer pour le service de la France, que diable ! c’est le moins qu’on ne vienne pas soi-même le raconter aux gens. S’il avait seulement pour deux sous de