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cœur, ce garnement rougirait de se sentir en vie, et il s’irait jeter, tête baissée, dans la rivière.

— Que voulez-vous, marquis, ça ne sait pas vivre, dit Mme de Vaubert en souriant.

— Qu’il vive donc, mais qu’il se cache ! Cache ta vie, a dit le sage. S’il aime la gloire comme il le prétend, n’aurait-il pas préférer continuer de passer pour mort au champ d’honneur plutôt que de venir ici traîner ses guêtres, sa honte et sa misère ? Que ne restait-il en Sibérie ? Il était bien là-bas ; il y avait ses habitudes. Ce douillet se plaint du climat : ne dirait-on pas qu’il est né dans de la ouate et qu’il a grandi en serre-chaude ! Les Cosaques sont de braves gens, de mœurs douces et hospitalières. Il les appelle des barbares. Obligez donc ces va-nu pieds ! sauvez-leur la vie ! recueillez-les chez vous ! faites-leur un sort agréable ! Voici la reconnaissance que vous en retirez : ils vous traitent de cannibales. Je jurerais, quoi qu’il en dise, qu’il était là comme un coq-en-pâte ; mais ces vauriens ne savent se tenir nulle part. Et puis ça vient vous parler de patrie, de liberté, de sol natal, de toit paternel qui fume à l’horizon ! grands mots qu’ils mettent en avant pour justifier leurs désordres et pour voiler leur inconduite.

— La patrie, la liberté, le toit paternel, le tout assaisonné d’un million d’héritage, il faut pourtant convenir, ajouta Mme de Vaubert que, sans être précisément-un sacripant, on peut quitter pour moins les bords fleuris du Don et l’intimité des Baskires.

— Un héritage d’un million s’écria le marquis : où diable voulez vous qu’il le prenne ?

— Dans votre poche, répliqua la baronne découragée d’avoir toujours à courir après lui pour le ramener forcément dans le cercle de la question.

— Ah çà ! s’écria M. de La Seiglière, mais c’est donc un homme dangereux, ce Bernard ! S’il me pousse à bout, madame la baronne, on ne sait pas de quoi je suis capable : je le traînerai devant les tribunaux.

— Bien ! dit la baronne, vous lui éviterez ainsi l’ennui de vous y traîner lui-même. De grace, marquis, ne recommençons pas. Le réalité vous enveloppe et vous presse de tours parts. Puisque vous ne pouvez pas lui échapper, osez la regarder en face. Qu’a-t-elle donc à cette heure qui puisse tant vous effrayer ? Le Bernard est en cage ; le lion est muselé, vous tenez votre proie.

— Elle est jolie, ma proie ! Pour Dieu, dites-moi, je vous prie, ce que vous voulez que j’en fasse !