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en souriant Mme de Vaubert. Vous apprivoiseriez des tigres et vous amèneriez des panthères à vous venir manger dans la main.

— Que voulez-vous ? c’est l’histoire de toutes ces petites gens. De loin, ça ne parle que de nous dévorer ; que nous daignions leur sourire, ça tombent et ça rampe à nos pieds. C’est égal, madame la baronne, je ne suis point encore d’âge à jouer le rôle de don Diègue, et si ce drôle était gentilhomme, je me souviendrais encore des leçons de Saint-George.

— Marquis, répliqua fièrement Mme de Vaubert, si ce drôle était gentilhomme, et que vous fussiez don Diègue, vous n’auriez pas loin à aller pour rencontrer Rodrigue.

À ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et Raoul entra, ganté, frisé, tiré à quatre épingles, la paupière clignotante, la bouche épanouie, le visage frais et rosé, aussi irréprochable des pieds à la tête que s’il sortait d’une bonbonnière. Il venait chercher sa mère pour la ramener à Vaubert, et sans doute aussi dans l’espoir de faire sa cour à Mlle de La Seiglière, qu’il n’avait pas vue depuis la veille. À l’apparition de ce beau jeune homme, le marquis et la baronne arrêtèrent sur lui avec complaisance leurs regards rafraîchis et charmés : ce fut pour eux comme l’entrée d’un pur sang Limousin dans un hippodrome encore tout souillé par l’intrusion d’un mulet normand. Il était tard ; la journée touchait à sa fin ; les deux aiguilles de la pendule étaient près de se joindre sur l’émail de la douzième heure. Après avoir tendu sa main au marquis, Mme de Vaubert se retira, appuyée sur le bras de son fils, qu’elle se réserva d’instruire en temps et lieu des événemens à jamais mémorables qui venaient de remplir ce grand jour.

Une heure après, tout reposait sur les deux bords du Clain. M. de La Seiglière, qui s’était endormi sous le coup des émotions violentes qu’il venait d’essuyer, rêvait qu’une innombrable quantité de hussards, tous tués à la bataille de la Moscowa, se partageaient silencieusement ses domaines, et qu’il les voyait s’enfuir au galop, emportant chacun son lot sur la croupe de son cheval, qui un champ, qui un pré qui une ferme ; Bernard galopait en avant avec le parc dans sa valise et le château dans un de ses arçons. N’ayant plus sous les pieds un seul morceau de terre, le marquis éperdu se sentait rouler dans l’espace, comme une comète, et cherchait vainement à se raccrocher aux étoiles. Mme de Vaubert rêvait de son côté, et sonrêve ressemblait fort à un apologue bien connu. Elle voyait une jeune et belle créature, assise sur une fine pelouse, avec un lion énorme amoureusement couché auprès d’elle, une patte sur ses genoux, tandis qu’une