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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

troupe de valets, armes de fourches et de bâtons, observait ce qui se passait, cachée derrière un massif de chênes. La jeune fille soutenait d’une main la patte au fauve pelage, et de l’autre, avec une paire de ciseaux, elle rognait les griffes, qui s’allongeaient docilement sous le velours. Quand chaque patte avait subi la même opération, la belle enfant tirait de sa poche une lime au manche d’ivoire, et, prenant entre ses bras la tête à la blonde crinière, elle relevait d’une main délicate les épaisses et lourdes babines, et de l’autre elle limait gentiment une double rangée de dents formidables. Si parfois le patient poussait un rugissement sourd, elle l’apaisait aussitôt en le flattant du geste et de la voix. Cette seconde opération achevée, quand le lion n’avait plus ni crocs ni ongles, la jeune fille se levait, et les valets, sortant de leur cachette, couraient à la bête, qui détalait sans résister, la queue serrée et l’oreille basse. Bernard rêvait, lui, qu’au milieu d’un champ de neige, sous un ciel de glace bleuâtre, il voyait tout d’un coup surgir un beau lis qui parfumait l’air ; mais, comme il s’approchait pour le cueillir, la royale fleur se changeait en une fée aux yeux d’ébène et aux cheveux d’or, qui l’enlevait, à travers les nuages et le déposait sur des rives charmantes où régnait un printemps éternel. Enfin, Raoul rêvait qu’il était au soir de ses noces, et qu’au moment d’ouvrir le bal avec la jeune baronne de Vaubert, il découvrait avec stupeur qu’il avait mis sa cravate à l’envers.


VII.


Mlle de La Seiglière veillait seule. Accoudée sur l’appui d’une fenêtre ouverte, le front appuyé sur sa main, dont les doigts se perdaient sous les nattes de sa chevelure, elle écoutait d’un air distrait les confuses rumeurs qui montaient des champs endormis, concert de l’eau, du feuillage et des brises, nocturne de la création, langage harmonieux des nuits étoilées et sereines. À toutes ces voix et à tous ces murmures, Mlle de La Seiglière mêlait les premiers tressaillemens d’un cœur où la vie commençait à poindre et à se révéler. Il se faisait en elle comme un bruit de source cachée, près de sourdre, et soulevant déjà la mousse et le gazon qui la couvrent. Hélène s’était élevée dans un monde gracieux, élégant et poli, mais peu accidenté, froid, correct, compassé, nous n’avons pas dit ennuyeux. Ses entretiens avec le vieux Stamply, les lettres de Bernard, l’image et le souvenir d’un mort qu’elle n’avait jamais connu, avaient été tout le poème de sa jeunesse. À force d’en-