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une espèce de grange dont les fenêtres intérieures tenaient lieu de loges pour les dames, devant une populace debout et pressée dans une cour poudreuse qu’on nommait le parterre, au milieu des gentilshommes qui achetaient le droit de rester sur la scène, et croyaient du bon ton d’y jouer aux cartes ou d’y fumer le tabac nouvellement introduit ; que ces pièces aient été exécutées en plein jour, sans autres décorations que des tapisseries douces aux murs, sans autres costumes que des oripeaux de saltimbanques ; que les rôles de Juliette et d’Ophélie aient été créés par de jeunes garçons, tout cela ne nous autorise pas à mettre en doute la sensation produite sur la multitude par les acteurs de Shakspeare. Ce grand homme voyait trop clairement dans les profondeurs de la nature humaine pour ne pas y découvrir les secrets de l’art théâtral. Il suffit de lire les instructions qu’il adresse par la bouche d’Hamlet aux comédiens de son temps, pour être persuadé que l’exécution de ses pièces sur le théâtre du Globe était saisissante malgré la misère des accessoires. N’est-ce pas un des indices de son influence que cette manie de jouer la comédie, qui fut un des travers de la société anglaise pendant la première moitie du XVIIe siècle ?

La révolution de 1644 vint interrompre la tradition shakespearienne. Pendant tout le règne du puritanisme, les spectacles furent fermés et les acteurs assimilés aux plus odieux vagabonds. L’ouverture du théâtre de Drury-Lane ; l’introduction des femmes sur la scène, coïncident avec la restauration des Stuarts. Un drame sévère, envisageant les choses humaines par les côtés sombres et profonds, ne pouvait plus convenir à une société dissipée. L’existence des gens du bel air devenant une orgie, le théâtre se transforma sur ce modèle. Le règne de la comédie licencieuse abâtardit le goût de la forte déclamation ; la vogue appartint à l’acteur qui réussit le mieux à mettre en saillie les pointes d’un esprit maniéré. Vers le commencement du XVIIIe siècle, un ridicule engouement pour la musique acheva de fausser le goût du public. A défaut de chanteurs nationaux, il fallut faire appel aux virtuoses de l’Italie. On en vint, suivant Addison, à applaudir des espèces d’opéras-comiques, où le héros s’adressait en chantant de l’italien à son confident, qui lui répondait en déclamant de l’anglais. Quant à la déclamation tragique, elle choquait les Français surtout par des tons furieux et par une gesticulation dévergondée. Un homme d’un goût très fin, qui avait pu observer l’Angleterre pendant ses missions diplomatiques, l’abbé Dubos, porta ce jugement : « Les acteurs anglais sont dispensés de noblesse dans le geste, de mesure dans leur