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et sur vos yeux un loup de satin noir ! C’est pourtant ainsi que les choses se passent ; c’est ainsi affublée que Mme Stoltz entre en scène dans ce passage immortalisé par les souvenirs de la Pasta et de la Malibran. Et maintenant, cher maître, répondez : eussiez-vous jamais reconnu votre Desdemona en cette échappée du bal masqué ? Non, certes ; vous l’eussiez bien plutôt prise pour l’héroïne d’une ballade de M. Alfred de Musset, mise en musique par feu Monpou. Il va sans dire que la situation, de grandiose et de sublime qu’elle était, tourne immédiatement au comique, desinit in piscem. Ceci, remarquez-vous, passe la plaisanterie. En effet, on a multiplié si fort les coups de théâtre de ce genre, que votre musique a fini par se trouver comme dépaysée au milieu de tant de belles et magnifiques innovations. J’en suis au désespoir pour vous, cher maître ; mais je vous dois la vérité : dès la quatrième scène, vous n’étiez plus à la hauteur de tout ce romantisme. Du reste, l’observation n’a échappé à personne, et le lendemain le feuilleton s’écriait que vous n’aviez jamais compris Shakespeare, et qu’il y avait là un drame bien autrement pathétique, bien autrement élégiaque et sublime, dont vous ne vous étiez seulement pas douté. Qui le conteste ? Il y a ving-huit ans[1], pouviez-vous donc songer à Shakespeare lorsque vous écriviez, sans vous occuper du lendemain, cette partition d’Otello que l’espace d’une saison italienne devait voir naître et mourir ? Pour vous, jeune homme de génie en proie à cette fièvre d’un lyrisme qui déborde, il s’agissait bien en vérité de Desdemona, d’Iago et du More ; il s’agissait d’un ténor, d’une basse et d’une prima donna, voilà tout. Est-ce qu’on discute à cet âge où l’on chante ; à cet âge où, pour me servir de l’expression de je ne sais plus quel grand compositeur de l’école française, on mettrait le Moniteur en musique[2] ? Ce libretto, tout décousu qu’il est, vous paraissait sublime ; vous le teniez de Barbaja ; vous étiez sûr qu’une fois la partition écrite,

  1. Otello est de 1816, l’année de Torvaldo e Dorliska et du Barbiere, lequel fut écrit, comme on sait, en treize jours.
  2. Non pas le Moniteur, la Gazette de Hollande, ce qui revient à peu près au même. On connaît l’aventure.- Rameau se vantait un jour au foyer de l’Opéra de pouvoir mettre toute chose en musique. « Même la Gazette de Hollande, observa l’incrédule Quinault. — Oui certes, et j’en fais le pari. — Je le tiens. » - Le lendemain le poète d’Armide apporte au chantre de Castor et Pollux le Journal de Harlem, où se trouvaient entre autres motifs d’inspiration pour un compositeur, des tarifs de fromages et la liste des décès de la veille. Rameau s’assied au clavecin, et en moins d’une heure trouve dans tout cet amalgame de premiers Harlem, de nouvelles et d’annonces, une telle musique et de tels effets, que Quinault reconnaît avoir perdu sa gageure. – Mais tout ceci ne vaut pas l’histoire du chevalier d’Alayrac, qui, dans sa joie d’avoir été décoré par l’empereur, lui proposait de mettre en musique le code civil.