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la plus légère étincelle du feu divin. Ainsi, vous aurez usé vingt ans de votre vie[1] dans le travail, écrit trente partitions parmi lesquelles on nommerait au moins douze chefs-d’œuvre, tout cela pour qu’un barbouilleur de papier, à qui manque le sujet de son feuilleton du lendemain, vienne vous contester la faculté de vous reposer à cinquante ans, et faire servir vos précieux loisirs de texte à son homélie ! Écrire ! et pourquoi ? Quel mobile vous reste ? Qui vous tentera désormais ? Est-ce la gloire ou la fortune ? La gloire ? vous en savez le dernier mot et le néant. La fortune ? quand vous aurez agrandi votre coffre-fort, étendu vos domaines, enrichi, de trésors sans nombre votre palais de marbre de Bologne, dites, en souffrirez-vous moins du mal physique qui vous tourmente, et cet estomac[2], que vous appeliez jadis si spirituellement le maître de chapelle dirigeant l’orchestre de la vie, en recouvrera-t-il sa vigueur ? Quant aux ovations, et aux apothéoses, je vous soupçonne d’être un peur blasé sur ce chapitre, Ô Rembrandt de la musique ! et à ceux qui croiraient vous séduire par l’espoir de nouveaux triomphes

  1. A commencer, en 1810, par il Cambiale di Matrimonio, et à finir, en 1829, par Guillaume Tell. Si maintenant on nous demandait de combler l’espace qui s’étend entre ces deux dates, nous dirions pour épuiser la glorieuse nomenclature : en 1811, l’Equivoco stravagante. — En 1812, Demetrio e Polibio, l’Inganno felice, Ciro in Babilonia, la Scala di Seta ; la Pietra del Paragone, l’Occasione fa il ladro. — En 1813, il Figlio per azzardo, Tancredi, l’Italiana in Algeri. — En 1814, Aureliano in Palmira, il Turco in Italia. — En 1815, Elisabetta, Sigismondo. — En 1816, Torvaldo e Dorliska, il Barbiere di Siviglia, la Gazetta, Otello. — En 1817, la Cenerentola, la Gazza ladra, Armida. — En 1818, Adelaïde di Borgogna, Mose in Egitto, Ricciardo e Zoraïde. — En 1819, Ermione, Odoardo e Cristina, la Donna del Lago. — En 1820, Bianca e Faliero, Maometto secondo. — En 1821, Matilde di Sabran. — En 1822, Zelmira. — En 1823, Semiramide. — En 1825, il Viaggio a Reims. — En 1826, le Siége de Corinthe. — En 1827, Moïse. — En 1828, le Comte Ory.>
  2. « Après ne rien faire, nous disait-il un jour, je ne sais pas, pour moi, de plus précieuse occupation que de manger, manger comme il faut s’entend. Ce que l’amour est pour le cœur, l’appétit l’est pour l’estomac ; l’estomac est le maître de chapelle qui gouverne et active le grand orchestre de nos passions ; l’estomac vide me représente le basson ou la petite flûte grognant le mécontentement ou glapissant l’envie ; l’estomac plein, au contraire, c’est le triangle du plaisir ou les timballes de la joie. Quant à l’amour, je le tiens pour la prima donna par excellence, pour la diva, chantant dans le cerveau ses cavatines dont l’oreille s’enivre et qui ravissent le cœur. Manger et aimer, chanter et digérer, tels sont, à vrai dire, les quatre actes de cet opéra-bouffe qu’on appelle la vie, et qui s’évanouit comme la mousse d’une bouteille de champagne ; Qui la laisse échapper sans en avoir joui est un maître fou. » N’aimez-vous pas la profession philosophique, et le sensualisme musical n’aurait-il pas trouvé son Épicure ? Puisque nous sommes en veine de citations, donnons encore ici le fragment d’une lettre qu’il écrivait de Rome à la Colbrand pour annoncer le succès du Barbiere à la célèbre cantatrice, qui depuis fut sa femme. « Mon Barbier gagne de jour en jour, et le drôle sait si bien, ensorceler son monde, qu’à l’heure qu’il est, les plus acharnés adversaires de la nouvelle école se déclarent pour lui. Le soir, on n’entend dans les rues que la sénérade d’Almaviva ; l’air de Figaro : Largo i factotum, est le cheval de bataille de tous les barytons, et les fillettes, qui ne s’endorment qu’en soupirant : Una voce poco fâ, se réveillent avec : Lindore mio sarà. Mais ce qui va vous intéresser bien autrement que mon opéra, chère Angélique, c’est la découverte que je viens de faire, d’une nouvelle salade dont je me hâte de vous envoyer la recette. Prenez de l’huile de Provence, de la moutarde anglaise, du vinaigre de France, un peu de citron, du poivre et du sel, battez et mêlez le tout, puis jetez-y quelques truffes, que vous aurez soin de couper à menus morceaux. Les truffes donnent à ce condiment une sorte de nimbe fait pour plonger un gourmand dans l’extase. Le cardinal secrétaire d’état, dont j’ai fait la connaissance ces jours derniers, m’a donné pour cette découverte sa bénédiction apostolique. Mais je reviens à mon Barbier, etc. » — La truffe, disait-il un jour au comte Gallenberg, est le Mozart des champignons. En effet, je ne connais à don Juan d’autre terme de comparaison que la truffe ; l’un et l’autre ont cela de commun, que, plus on en jouit, et plus on y trouve de charmes. »