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1,500,000 viennent des races vaincues ; de l’autre, 13 à 14,000,000 de chrétiens qui appartiennent pour la plupart à l’église grecque ; les premières maîtres, les seconds sujets ou rayahs : voilà la Turquie européenne. Maintenant, si les 13 ou 14 millions de sujets qui habitent ces provinces étaient tous de la même race, comme ils sont tous de la même religion, s’il n’y avait parmi eux qu’une pensée, qu’un vœu, qu’un intérêt, il paraîtrait juste et naturel de les réunir en une seule nation, et de refaire ainsi ce grand empire grec, auquel on pense à Athènes ; mais il n’en est pas ainsi, et les chrétiens de la Turquie d’Europe se trouvent malheureusement séparés entre eux par des diversités assez profondes. On compte à peu près 4,500,000 Bulgares, 3,500,000 Serbes, 4,000,000 Moldo-Valaque, 2,000,000 Hellènes, 1,000,000 Albanais ; en tout 15,000,000, dont il faut déduire 1,000,000 à 1,500,000 mahométans, presque tous Albanais et Bosniaques. De ces cinq catégories, les trois premières ont une tige commune, la tige slave. Ce sont donc, toute simplification faite, 12,000,000 de Slaves, 2,000,000 d’Hellènes, 1,000,000 d’Albanais. Il y a d’ailleurs des provinces où l’une ou l’autre de ces races domine. Il y en a d’autres, la Macédoine, la Thrace, l’Albanie, par exemple, où elles coexistent[1].

En présence d’élémens si variés, on comprend quelle est la difficulté. On ne peut demander à l’un de ces élémens de se laisser absorber par l’autre, aux Slaves de se faire Grecs, ni aux Grecs de se faire Slaves. Il faudrait donc, pour constituer un empire unique, trouver une combinaison fédérative qui conciliât tous les intérêts, qui ménageât toutes les opinions. Cette combinaison est-elle possible ? Oui, en ce qui concerne les Bulgares, qui, doux et paisibles en général, seraient disposés, dit-on, à se rattacher soit à la Servie, soit à la Grèce, soit à Belgrade, soit à Athènes ; mais entre Athènes, centre du mouvement hellénique, et Belgrade, centre du mouvement slave, l’accord ne serait pas si facile. A Belgrade, on rêve l’empire serbe, comme à Athènes l’empire grec, et d’aucun des deux côtés on ne

  1. Un des collaborateurs de la Revue, M. Cyprien Robert, a publié sur le Monde gréco-slave un travail développé et très intéressant. Il est fort à désirer que l’attention des voyageurs et des publicistes se dirige vers une partie du monde si peu connue jusqu’ici, et qui paraît appelée à jouer un grand rôle dans la prochaine crise européenne.
    (À ce suffrage si compétent de M. Duvergier de Hauranne, si honorable pour l’homme qui le reçoit, la direction de la Revue ajoutera que, depuis la publication de ses derniers travaux dans ce recueil, M. Cyprien Robert est retourné sur les lieux pour compléter ses études sur le monde gréco-slave. Nos lecteurs auront incessamment les résultats de ce nouveau voyage.)