Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

excepte quelques rares mortels), comme l’individu est toujours plus petit que l’œuvre à laquelle il a contribué dans la mesure limitée de sa puissance, il s’en effraie aussitôt qu’il la voit s’élever sur sa tête. Parmi les esprits distingués d’une génération, il en est qui s’éloignent, comme M. Sydney Smith, comme quelques-uns des amis de sa jeunesse, après avoir apporté leur pierre à l’édifice commun, qui savent comprendre à temps que dans un siècle où les changemens sont si complets, si tranchés, si rapides, chaque époque veut ses hommes, et qu’il faut s’en aller avec les évènemens qui vous ont porté. Les autres n’aperçoivent pas le moment précis de la retraite, ils emploient le plus souvent les années qui leur restent à démentir la première partie de leur carrière, à défaire tristement leur ouvrage, plutôt que de s’avouer qu’ils ont cessé d’être utile, et pourtant l’amour-propre ne devrait-il point être satisfait, quand on peut se dire, suivant une expression tout anglaise, et qui est de mise ici. J’ai eu mon jour ?

M. Sydney Smith a eu le sien, et depuis, pour rappeler un de ses mots, ses amis de la Revue d’Edimbourg et lui, tous, sont bien morts. Il a noirci du papier dans son temps, il a fait crier la presse, il a été reviewer, pamphlétaire ; maintenant il est membre du chapitre de Saint-Paul., Que fait-il de son candidat et des 3 à 4,000 livres sterling qu’il lui rapporte ? On n’est guère embarrassé d’un pareil otium cum dignitate quand on est chanoine et philosophe. Mais laissons le répondre lui-même : « J’ai soixante-quatorze ans, m’écrivait dernièrement l’aimable vieillard, et comme je suis à la fois chanoine de Saint-Paul à Londres et recteur d’une paroisse de campagne, mon temps est également partagé entre la ville et les champs. Je vis au milieu de la meilleure société de la métropole ; ma fortune est honnête, ma santé passable ; whig modéré, homme d’église tolérant, je suis très adonné à la causerie, à la gaieté et au bruit. Je dîne avec la bonne compagnie à Londres et traite les pauvres malades à la campagne, passant ainsi de la table du riche au chevet de Lazare. Je suis au total un homme heureux ; j’ai trouvé ce monde un agréable monde, et je remercie du fond du cœur la Providence du lot qu’elle m’y a réservé[1]. »

  1. Je ne crois pas commettre une indiscrétion en publiant quelques lignes de la réponse que M. Sydney Smith a bien voulu faire à une lettre que j’avais pris la liberté de lui adresser il y a quelque temps. Je reproduis ici le texte même, dont j’ai donné plus haut la traduction : « … I am seventy-four years old and being canon of Saint-Paul’s in London and a rector of a parish in the country, my time is divided equally between town and country. I am living amidst the best society in the métropolis, am at ense in my circumstances, in tolerable health, a mild whig, a tolerating churchman and much given to talking, laughing and noise ; I dine, with the rich in London and physic the poor in the country passing from the sauces of Dives to the sores of Lazarus. I am upon the whole an happy man, have found the world an entertaining world and am hearily thankful to Providence, for the part allotted to me in it… »