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nuance du talent dramatique est pourtant une des plus nécessaires à l’illusion. Celui qui tient la parole a besoin, pour se comprendre lui-même, de lire sur le visage de son interlocuteur les effets de son discours, de même que l’écrivain a besoin de suivre l’enchaînement de ses propres idées sur le papier où il les jette. C’est bien souvent le personnage qui écoute qui fait applaudir celui qui parle. Mlle Rachel peut être citée comme modèle dans cette partie de son art. Si sa marche n’est pas toujours assez bien caractérisée, ses attitudes, surtout dans le jeu muet, sont ordinairement irréprochables. Souvent même l’étincelle de l’inspiration l’élève jusqu’à la beauté poétique. Je l’admirais dernièrement dans Bérénice ; au moment où Antiochus vient lui apprendre qu’elle doit se séparer de l’empereur son amant. Impatiente de savoir, Bérénice craint d’apprendre ; devinant tout, elle cherche à s’abuser. Cette duplicité d’impressions était rendue par Mlle Rachel d’une manière saisissante. Une main ouverte, et telle qu’un peintre l’eût copiée pour exprimer l’interrogation, était tendue vers Antiochus et le pressait de s’expliquer avec un frémissement d’impatience. En même temps que le visage se refusait à croire, les yeux égarés dans l’espace semblaient y chercher un refuge contre un malheur trop certain. Ces intentions diverses étaient fondues dans une pose aussi noble que touchante. Ce n’est pas là un de ces effets que les applaudissemens récompensent immédiatement ; c’est mieux. De pareils traits se gravent dans les souvenirs des bons juges, et contribuent plus tard à faire vivre le nom d’un acteur.

Autre avantage de celui qui a poussé loin la science du geste. Il n’y a plus pour lui de mauvais rôle il donne de l’importance au plus pauvre dialogue en préparant les mots par un jeu muet ; d’une transition silencieuse, il fait un petit poème[1]. Lekain, au rapport de Molé et de Garrick, excellait dans ce grand art des préparations. Garrick lui-même possédait ce qu’un de ses biographes appelle le sublime du silence. Concevoir des jeux de scène comme celui qu’il exécutait dans Virginie, plate tragédie d’un auteur oublié, nommé Crisp, c’est vraiment composer les pièces. Le peuple encombre le forum. Appius siége au tribunal. D’un côté est Virginius (Garrick remplissait ce rôle), de l’autre côté l’indigne client du décemvir qui ose revendiquer la jeune vierge comme une esclave fugitive. Pendant le plaidoyer du ravisseur, Virginius reste debout, le visage morne, la tête et les yeux

  1. Ces temps de silence étaient appelés, par les contemporains de Garrick, graces additionnelles.