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nazardes avec une batte de nacre incrustée. Je me risquerai en simple observateur dans la mêlée, sauf à recevoir quelque bon horion ou même à dérider tout bonnement, comme un classique en culotte courte et à queue poudrée, le très spirituel capitan de la littérature grotesque et les jeunes matamores de l’art pour l’art qui croient marcher à sa suite en jouant de la rapière contre le bon sens et contre la langue dans certains recoins du feuilleton et des petites revues.

Le grotesque st un élément indispensable, c’est la moitié de l’art ; voilà le plus clair de l’esthétique de M. Gautier. Par malheur, cette grande part faite à un élément si secondaire procède bien moins encore d’une théorie outrée ou fausse que de cette prédilection pour les splendeurs de la réalité matérielle comme pour les nudités de la laideur physique, qui tenait déjà tant de place chez M. Victor Hugo, mais qui ici a pénétré, envahi, d’autres diraient recouvert le talent tout entier. Il y a là, qui le nierait ? un vif et fougueux sentiment de certaines beautés, surtout de la beauté sensuelle. Quand il s’agit, par exemple de peindre les grains d’une peau délicate que trahit l’échancrure de la robe, cette plume insiste voluptueusement et se joue sur les contours avec toute sorte de gentillesses. Personne peut-être n’a su prodiguer à ce degré le luxe des variantes pittoresques, pour décrire des tresses de cheveux enroulés, une prunelle noyée et éperdue, les chairs mattes d’une épaule découverte, la danse penchée d’une bayadère demi-nue, toutes les pompes orientales des mosquées ou des pagodes, toutes les clochettes ciselées d’un belvédère chinois, tous les mille bras entrelacés d’une idole indienne. Quelquefois ce sont des phrases d’un travail merveilleux, des périodes ouvrées comme une ogive, des métaphores à jour comme une flèche de cathédrale, partout des délicatesses de style infinies, ou, pour parler encore avec le poète des Fantômes :

Des tissus plus légers que des ailes d’abeille.


Je crois retrouver ce vent tissé, ventum textilem, dont Apulée parle quelque part avec sa grace maniérée. Le vocabulaire est pour M. Th. Gautier un véritable sérail où il commandé en maître. Par malheur, cet amour aveugle et véhément de la forme fait rejeter l’idée sur le second plan ; le sentiment n’est plus qu’un vassal de cette langue opulente et expressive qui s’enivre d’elle-même et se contemple comme Narcisse. C’est ainsi que peu à peu l’homme disparaît sous l’artiste.

L’alliance mystérieuse de l’esprit et du corps chez l’homme a littéralement son analogue dans les rapports de la pensée, et du langage.