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ou donné en pâture aux zanzares des plombs du palais ducal. On ne lui abandonnait que deux ennemis, le mauvais goût de la littérature et le débordement des mœurs. Il abattit le premier ; quant au second c’était un mal chronique dont Venise ne pouvait plus guérir.

On ne doit pas s’étonner si le portrait du comte Gozzi n’est pas flatté puisqu’il a été tracé par ses ennemis dans les prologues de leurs comédies : « Voyez-vous là-bas un homme qui se chauffe au soleil sur la place de Saint-Moïse ? Il est grand, maigre, pâle, et un peu voûté. Il marche lentement, les mains derrière le dos, en comptant les dalles d’un air sombre. Partout on babille à Venise, lui seul ne dit rien ; c’est un signor comte encore plus triste du plaisir des autres que de ses procès. Oh ! que cela est généreux de languir parce que nous savons divertir la foule qui honore tous les soirs notre théâtre ! » - « Oui, répondit Gozzi, je me promène dans les coins solitaires. Je ne cours pas, comme vous autres, dans tous les cafés de la place Saint-Marc pour mendier des applaudissemens et démontrer aux garçons limonadiers l’excellence de mes systèmes. Il faut bien aller au spectacle le soir, et comme vous avez empoisonné la scène de vos drames larmoyans, il est vrai que je languis, car vous donnez de l’ennui aux colonnes même du théâtre… »

Au ton qui règne dans l’attaque et la riposte, on voit que les poètes vénitiens se disaient assez crûment leurs vérités. Aujourd’hui que la guerre est finie et oubliée, il nous importe peu que les lois de la politesse n’aient pas été observées ; cette façon hardie et personnelle de s’exprimer en présence d’un public intelligent, comme l’était celui de Venise au milieu du siècle dernier, a précisément quelque chose d’antique et d’aristophanien. Les allusions, en sont plus faciles à saisir, le commentaire plus simple et moins arbitraire, ce qui dispense heureusement le biographe et le critique de faire effort d’imagination.

La famille de Gozzi était noble et originaire du Frioul. Il y a eu des Gozzi à Pordenone, à Udine, à Padoue, et même en Dalmatie. Si on voulait absolument expliquer pourquoi cet écrivain avait dans la plaisanterie une tournure d’esprit gauloise, avec l’humour du Nord dans les momens d’émotion et une imagination tout-à-fait orientale, on pourrait dire que ces qualités opposées lui venaient du sang dalmate souvent mêlé à celui des croisés de tous pays qui allaient en Palestine. On ferait ainsi au génie de Gozzi une généalogie hétérogène, où Dervis Moclès se trouverait allié à Rabelais et à Shakspeare, mais on risquerait de tomber dans des aperçus plus ingénieux que vrais, et comme la vérité mérite quelques égards, je laisse les parallèles à d’autres plus