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Carlo mio, lui dit son frère, prends garde à toi. Avec la colère s’en va l’inspiration satirique. C’est quand on n’a plus de rivaux qu’on tombe. Iras-tu sans passion te créer des motifs de guerre ? Si tu t’avises de toucher aux grands ou à la politique, on te fera jouer le premier rôle dans une tragédie dont la dernière scène sera un monologue dans une prison. Prends garde à toi ; redeviens simple granellesco, ou bien brise les flèches et les armes pointues ; puise dans ta seule fantaisie, et si tu réussis, tu sauras que le ciel t’a fait véritablement poète.

Le conseil de Gaspard était bon, Charles Gozzi s’enferma pendant deux mois dans son cabinet. Il oublia les querelles poétiques et se jeta dans la fantaisie. C’est de là que sortit la charmante et puérile Turandot, qui a eu l’honneur, d’être traduite par Schiller, représentée dans toutes les grandes villes d’Allemagne, et commentée sérieusement par Hoffmann, qui avait de bonnes raisons pour admirer Gozzi, comme on le verra tout à l’heure.


III

Si Peau d’Âne m’était contée, j’y prendrais un plaisir extrême, disait le bonhomme La Fontaine. Je le crois bien, car Peau d’Âne est un fort joli conte ; mais l’histoire de Turandot est bien plus belle encore. On peut la lire dans le recueil de Dervis Moclès, traduit par M. Pétis de La Croix. Gozzi ; en l’ornant des charmes du dialogue et des masques comiques, en a fait son œuvre capitale. Calaf, fils de Timur, roi d’Astracan, battu par ses ennemis et dépouillé de ses états, arrive errant et inconnu aux portes de Pékin. Il remarque un grand mouvement dans le peuple, et demande s’il se prépare une fête ; mais on lui apprend que la foule s’assemble pour voir une exécution sanglante. Turandot, unique enfant de l’empereur de la Chine, jeune fille d’une beauté incomparable, d’un esprit profond et ingénieux, a l’ame noire et sauvage. Son père voudrait la marier avant de lui laisser l’empire ; mais elle déteste tous les hommes. L’empereur Altoun-Kan a vainement employé les menaces et les prières pour la fléchir ; il est faible et adore sa fille. Tout ce qu’il a pu obtenir d’elle, c’est de conclure avec lui un traité bizarre dont il a juré sur l’autel d’observer les conditions. Les princes qui aspirent à la main de Turandot doivent paraître au divan, en présence des docteurs. La princesse leur proposera trois énigmes. Celui qui les devinera toutes trois épousera Turandot et héritera de l’empire, mais ceux qui ne réussiront