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l’être je m’appelle Carlo Gozzi, et qui plus est, je n’embrasserai pas le petit. Il fallait pourtant éclaircir cet affreux mytère. Je vais chez un marchand grec, et je lui demande s’il connaît un homme nommé Constantin Zucalà. « Oui, sinor, me répond ce marchand Zucalà est un honnête négociant du quai des Esclavons, ici tout près. » Eh bien, regardez-moi ; trouvez-vous qu’il me ressemble ? — « Ah ! signor, vous voulez rire. Zucalà est haut comme cette table, et vous avez cinq pieds six pouces ! . »

Cela n’est rien encore. J’étais allé dans le Frioul pour la villégiatura. Je reviens en novembre, et je’ rentre enfin dans Venise, après une nuit et un jour passés en voiture, dans la neige, par un vent du diable j’arrive accablé de froid, de faim, de fatigue et de sommeil. — Gondoliere, porte-moi à San-Cassiano, au palais Gozzi. — Ma paisible petite rue se trouve encombrée de gens du peuple qui crient comme des aigles. — Qu’y a-t-il donc ? — C’est le seigneur Bragadino, qui a été créé ce matin patriarche de Venise ; il fait des largesses au peuple. Cela ne durera que trois jours. – Je frappe à ma porte, un maître d’hôtel vient m’ouvrir, la serviette sous le bras. — « Que faut-il vous servir, signor ? Nous donnons le régal et l’hospitalité à tout le monde indistintement. » Je le crois bien, je suis chez moi ici ; je m’appelle Charles Gozzi, cette maison est la mienne – « C’est la vôtre en effet, signor, tout le monde est chez nous comme chez soi pendant ces trois jours. » J’entre dans ma maison. Partout il y a des gens attablés, des hommes ivres qui dorment, d’autres qui jouent, chantent, se querellent et vocifèrent. Le veau, le bœuf et les chapelets de dindons embrochés rôtissent dans ma cuisine. Gamache faisait ses noces dans ma chambre. Il me faut déserter avec facchino et gondolier, pour cherche un logement à l’auberge pendant trois jours. A qui est-il jamais arrivé rien de pareil ? qui pourrait encore nier que je suis ensorcelé ? Non, jamais le patriarche Bragadino n’aurait eu l’idée de s’emparer d’une autre maison que la mienne pour faire cuire Ses dindons. »

Tous les caprices de l’étoile contrariante ne sont pas aussi fâcheux que celui-ci mais Gozzi attache une extrême importance au moindre détail du chapitre, hélas ! trop des Contratempi. Si on l’en croyait, la pluie tomberait pour lui seul, aussitôt qu’il met le nez dehors, et rien ne lui arriverait comme à tout le monde. Cependant tout le monde est en droit d’en dire autant que lui. Chacun a son chapitre des Contratempi, orné de méprises effrayantes, de personnages bizarres et de fatalités imprévues dont on a le droit de faire des monstres. Qui ne connaît pas cette disposition d’esprit dans laquelle tout change d’aspect