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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

— Marquis, reprit Mme  de Vaubert, qui tenait à conserver à l’entretien le tour qu’il avait pris d’abord, pour en revenir aux considérations auxquelles vous vous livriez tout à l’heure, il est certain que c’en est fait de la noblesse, si, au lieu de chercher à se créer des alliances, elle continue, comme vous l’avez dit excellemment, de s’isoler dans ses terres et de s’enfermer dans son orgueil. C’est un édifice chancelant, qui croulera d’un jour à l’autre, si nous n’avons l’art et l’habileté de transformer les béliers qui l’ébranlent en arcs-boutans qui le soutiennent. En d’autres termes, passez-moi l’image peut-être un peu crue, pour nous préserver des atteintes du peuple, il ne nous reste plus qu’à nous l’inoculer.

— C’est, par Dieu ! bien cela, s’écria M. de La Seiglière, de plus en plus joyeux de ne point rencontrer l’opposition qu’il avait redoutée. Décidément, baronne, vous êtes admirable ! Vous comprenez tout ; rien ne vous surprend, rien ne vous émeut, rien ne vous étonne. Vous avez l’œil de l’aigle ; vous regarderiez le soleil en face sans en être éblouie. Cette pauvre baronne ! ajouta-t-il mentalement en se frottant les mains ; elle s’enferre, avec tout son esprit.

— Ce bon marquis ! pensait de son côté Mme  de Vaubert ; je ne sais quelle mouche le pique, mais l’étourdi me fait la partie belle : il vient lui-même de jeter le filet dans lequel, au besoin, je le prendrai plus tard. Marquis, s’écria-t-elle, voici bien long-temps que j’avais ces idées ; mais j’avoue que je craignais, en vous les communiquant, d’irriter vos susceptibilités et de m’aliéner votre cœur.

— Par exemple ! répliqua le marquis ; quelle opinion, baronne, aviez-vous de votre vieil ami ! D’ailleurs, outre qu’en vue de notre sainte cause, il n’est point d’épreuve à laquelle je ne puisse me soumettre et me résigner, je dois vous dire que je ne sentirais, pour ma part, aucune répugnance à donner l’exemple en m’aventurant le premier dans l’unique voie de salut qui nous soit offerte. J’ai toujours donné l’exemple ; c’est moi qui émigrai le premier. Autres temps, autres mœurs ! Je ne suis pas un marquis de Carabas, moi ! je marche avec mon siècle. Le peuple a gagné ses éperons et conquis ses titres de noblesse. Il a, lui aussi, ses duchés, ses comtés et ses marquisats ; c’est Eylau, c’est Wagram, c’est la Moscowa : ces parchemins en valent d’autres. Au reste, madame la baronne, j’excuse vos scrupules et j’admets vos hésitations, car moi-même, si j’ai tardé si long-temps à m’ouvrir à vous là-dessus, c’est que je craignais d’effaroucher vos préjugés et de me mettre en guerre avec une amie si fidèle.

— C’est étrange, se dit Mme  de Vaubert, qui commençait à dresser