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sied qu’aux petites gens de faire de grandes choses. De mon temps, la jeune noblesse en agissait autrement, Dieu merci ! Moi qui te parle, je n’ai point fait la guerre, c’est vrai ; mais, par l’épée de mes aïeux ! lorsqu’il a fallu se montrer, je me suis montré, et l’on me cite encore à la cour comme un des premiers fidèles qui s’empressèrent d’aller protester par leur présence à l’étranger contre les ennemis de notre vieille monarchie. Voilà, ma fille, voilà ce que ton père a fait, et si je ne me suis pas couvert de lauriers dans l’armée de Condé, c’est qu’il m’en coûtait trop d’aller cueillir des palmes arrosées du sang de la France.

— Mais mon père, dit Hélène d’une voix hésitante, ce n’est pas la faute de M. de Vaubert, s’il a vécu jusqu’à présent dans l’inaction et dans l’obscurité ; eût-il un cœur de lion, il ne peut pourtant pas donner des batailles à lui tout seul.

— Bah ! bah ! s’écria le marquis ; les âmes altérées de gloire trouvent toujours moyen d’étancher leur soif. Moi, lorsque j’émigrai, j’étais sur le point de partir pour m’aller battre chez les Mohicans ; si je gagnai l’Allemagne au lieu de l’Amérique, c’est qu’à l’heure du danger je compris que je me devais à notre belle France. Regarde ce jeune Bernard. Ça n’a pas encore vingt-huit ans ; en bien ! ça vous a déjà un bout de ruban à la boutonnière ; ça s’est promené en vainqueur dans les capitales de l’Europe ; ça s’est fait tuer à la Moscowa. Il comptait vingt ans à peine, quand l’empereur, qui, quoi qu’on dise n’était pas un sot, le remarqua à la bataille de Wagram. Ce que je t’en dis, mon enfant, n’est pas pour te détacher de Raoul. Je ne lui en veux pas, moi, à ce garçon, de n’être rien du tout. D’ailleurs, il est baron ; à son âge, c’est déjà gentil. Il ne faut pas non plus être trop exigeant.

— Mon père, dit Hélène de plus en plus troublée, M. de Vaubert m’aime ; il a ma foi, et pour moi c’est assez.

— Pour ça, il t’aime, je le crois d’autant mieux que je m’en suis rarement aperçu ; les feux cachés sont les plus terribles. Seulement, je sais bien qu’à sa place je ne serais point parti pour aller faire à Paris la belle jambe, précisément le lendemain du jour où ce jeune héros s’est installé sous notre toit.

— Mon père !… dit Hélène en rougissant comme une fleur de grenadier.

— Il est vrai que Raoul t’envoie chaque mois une lettre. Je n’en ai lu qu’une seule : joli style, papier ambré, bonne orthographe, ponctuation exacte ; mais, vive Dieu ! ma fille, je te prie de croire que, de notre temps, ce n’est point ainsi que nous écrivions au tendre objet de notre flamme.