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« Père, de l’argent ! » Et alors il ne jurerait plus, et il ne dirait plus « Je ne tisse pour vous qu’une chemise de misère » Et ma mère, elle sourirait de nouveau et nous préparerait un bon repas. Et mes petits frères, comme ils gambaderait ! Mais qu’il vienne, qu’il vienne donc ! — « Rübezahl ! Rübezahl. »

« Ainsi appelle l’enfant de treize ans. Il reste là, pâle et défaillant, appelant toujours, mais en vain. De loin en loin, un noir corbeau traverse seul le domaine du vieux gnome. L’enfant reste encore. Il attend d’heure en heure jusqu’à ce que les ténèbres descendent sur le vallon ; alors tout bas, et d’une lèvre convulsive, il appelle une dernière fois en sanglotant : — « Rübezahl ! »

« Et alors, muet et tremblant, il quitte le taillis et retourne avec son ballot de toile vers la désolation du foyer. Il se repose souvent sur la pierre moussue, écrasé sous le poids de son lourd fardeau. Je crois que le père tissera bientôt pour son pauvre enfant non seulement la chemise de misère, mais encore le linceul de mort. – « Rübezahl ? »

Il y a, comme on le voit, dans cette élégie un fond sombre et désolé que le poète tempère avec beaucoup d’art dans un tableau d’une naïveté pleine de grace. La répétition de l’appel au gnome à la fin de chaque octave, la progression et la dégradation très bien senties des différentes nuances d’espoir, d’inquiétude, d’impatience et de découragement avec lesquelles l’enfant répète ce mot magique : Rübezahl ! appartiennent au petit nombre de ces choses heureuses en poésie qui satisfont, également l’oreille musicale par une cadence expressive, et le sentiment idéal des choses par une imitation subordonnée aux conditions du goût. Ces misères non décrites, mais entrevues à travers un paysage servant de cadre à une scène d’une mélancolie douce, produisent une impression morale bien supérieure à la sensation nerveuse que provoquent aujourd’hui les écrivains descriptifs par l’exactitude matérielle de détails repoussans. Le seul fait de cet appel au gnome comme une ressource unique et désespérée contient en germe un monde de réflexions qui naissent d’elles-mêmes dans l’esprit du lecteur et y engendrent une compassion d’autant plus sincère qu’elle a été moins directement sollicitée. Ce demi fantastique habilement ménagé, employé avec une sobriété, une mesure rares chez les poètes allemands, est du plus excellent effet. À un moment donné, l’angoisse du pauvre enfant se communique. On voudrait voir apparaître le bon Rübezahl, on se prêterait volontiers à la fiction ; on évoque la figure laissée dans l’ombre : c’est le triomphe de l’art, c’est le signe certain de la victoire remportée par le poète sur l’imagination de ses lecteurs

Mais, hélas ! dans nos temps d’analyse et de doute, le merveilleux a perdu le droit d’intervenir, comme dernière solution, comme dénouement