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n’ont pensé qu’à la suite des deux antiquités, qui se séparent de toutes ces traditions, des deux antiquités, du présent, de l’humanité tout entière, regardant comme provisoires toutes les notions qui ont fait la croyance des temps écoulés jusqu’à lui, n’en voulant croire aucune définitivement qu’après l’avoir reconnue vraie par une opération de son libre jugement ; un homme qui, sans autre contrôle, ni témoignage, ni critérium que sa raison, n’étant soutenu dans ce laborieux affranchissement de sa pensée que par l’amour de la vérité, se pose hardiment le triple problème de Dieu, de l’homme et des rapports qui lient l’homme à Dieu, du monde extérieur et de ses rapports avec l’homme !

L’effroi augmente quand on considère comment cet homme dispose sa vie pour ce grand dessein, et par quelle suite de méditations il trouve enfin un point d’appui, une première vérité évidente, pour y bâtir ses croyances.

Ce fut en l’an 1619, après avoir quitté Francfort, où il avait assisté au couronnement de l’empereur, que s’étant retiré sur les frontières de la Bavière, dans une solitude où il n’avait à craindre aucun importun ; « n’ayant d’ailleurs par bonheur, dit-il, aucuns soins ni passions qui le troublassent, » se tenant tout le jour enfermé seul dans un poêle, il arriva, de pensée en pensée, à vouloir mettre son esprit tout nu, et à se dépouiller en quelque sorte de lui-même.

Il se crut tout-à-fait libre, à l’état de table rase, ne gardant que le désir ardent de découvrir la vérité en toutes choses par les propres forces de son esprit. La recherche des moyens de la conquérir le jeta dans de violentes agitations. Cette solitude et cette contention opiniâtre le fatiguèrent tellement, que, selon la forte expression de son biographe Baillet, le feu lui prit aux cerveaux, et qu’il fut troublé par des songes et des visions. Il en eut de si étranges dans la nuit du 10 novembre 1619, que le même Baillet qui en a donné le détail, d’après la correspondance même de Descartes, dit naïvement que, « si Descartes n’avait déclaré qu’il ne buvait pas de vin, on aurait pu croire qu’avant de se coucher il en avait fait excès, d’autant plus, ajoute-t-il, que le soir était la veille de Saint-Martin. »

Après quelques années passées soit à des voyages, dans lesquels il étudiait les mœurs et se fortifiait, par la vue de leur diversité et de leurs contradictions, dans son dessein de chercher la vérité en lui-même, soit à la guerre, où il s’appliquait tout à la fois à étudier les passions que développe la vie des camps, et les lois mécaniques qui font mouvoir les machines de guerre ; après quelque séjour à Paris où