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faussement sur des principes connus ; subordonner toutes les facultés à la raison et l’homme qui sent à l’homme qui pense ; réduire au rôle d’auxiliaires de la raison l’imagination et la mémoire, par lesquelles nous dépendons des choses extérieures et sommes à la merci de l’autorité, de la mode, de l’imitation, qui ne reconnaît là l’habitude même de tous les grands écrivains du XVIIe siècle ? Au lieu des personnes capricieuses, variables, ondoyantes du XVIe siècle, je vois de belles et pures intelligences auxquelles Descartes a transmis et comme rendu naturelle cette domination de la raison sur la passion, de l’ame sur le corps.

Ces grands hommes ont eu la gloire d’aller plus loin que Descartes dans ce profond spiritualisme. Descartes, qui placé la raison si haut par rapport aux autres facultés de l’homme, l’avait trop rabaissée par rapport à Dieu. Il ne voyait dans les notions de la raison que des décrets arbitraires de la Providence. Ceux-ci y verront des vérités absolues contre lesquelles d’autres vérités ne peuvent prévaloir ; ils en feront des images de la raison divine, des portions même de Dieu ; mais cette vue sublime n’était que la conséquence du principe que Descartes avait posé.

C’est là, si je puis m’exprimer ainsi, le cartésianisme littéraire dont le cachet est empreint sur tous les grands esprits du XVIIe siècle, sauf Corneille, lequel écrivait le Cid l’année même où paraissait le Discours de la Méthode.


IV

Tant de nouveautés si étonnantes et si fécondes parurent pour la première fois dans ce fameux Discours de la Méthode, le premier ouvrage en prose dans lequel l’esprit français a atteint sa perfection, et la langue son point de maturité. Les autres ouvrages de Descartes, tant français que latins, ne furent que des développemens des diverses parties de ce Discours ou des preuves des principes qui y étaient exposés : ouvrage formidable, ce mot seul exprime l’impression que j’en reçois, dans lequel il avait résumé près de vingt années de cette réflexion si opiniâtre et si intense, pour laquelle le monde, tel qu’il est, ne lui offrait ni assez de solitude ni assez de liberté, et qu’il défendit contre toutes les distractions extérieures avec cette jalousie et cet égoïsme de la conservation qu’on met à défendre sa vie.

Voilà enfin un sujet, et quel sujet ? Qui suis-je ? Qu’est-ce que ce corps, et qu’est-ce que cette ame, si étroitement liés et si incompatibles ?