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harangue tout-à-fait disproportionné à des spéculations de cabinet ; du reste il demeura attaché aux écrivains ingénieux et très-nuancés, et aux détails qui ne tirent pas leur force de l’ensemble, du plan, de l’emploi qu’on en fait pour prouver des vérités générales. C’est de ceux-là que Descartes se sépare, et sans en faire l’objet de réflexions particulières il quitte les pensées et la langue des modèles du XVIe siècle, et entre le premier dans la grande manière inimitable. Grandeur et importance pratique des idées, exactitude du langage, le discours réduit à ce qui est essentiel, les nuances négligées, l’auteur au service de sa matière, et non pas la matière au service de l’auteur ; le soin de prouver, substitué au stérile travail d’orner ; l’éloquence elle-même remplaçant l’image fardée qu’en avait donnée Balzac, c’est là Descartes, et c’est là le XVIIe siècle !

En caractérisant l’originalité de Descartes, on explique plus qu’à demi comment Descartes, plus original que les écrivains du XVIe siècle, est aussi plus naturel.

Qu’est-ce que le naturel dans les écrits ? Ne raffinons pas sur les définitions : il y a à cet égard des vérités d’instinct auxquelles il faut s’en fier. Que signifie le mot naturel, si ce n’est conforme à la nature ? Et qu’entend-t-on par la nature dans l’ordre intellectuel, sinon ce qu’il y a de semblable dans tous les hommes, c’est-à-dire la raison ? Les idées sont donc le plus naturelles, lorsqu’elles sont le plus conformes à la raison ; et comme il n’y a rien de plus conforme à la raison que la vérité, plus les idées sont vraies, et plus elles sont naturelles.

Ne quittons pas les vérités d’instinct. Qu’est-ce qu’on entend par une personne naturelle, sinon une personne dont tous les mouvemens sont réglés, qui est vraie et judicieuse, et qui parle et agit selon la vérité et la raison ? Ajoutez-y une grace particulière, une certaine facilité à faire toutes ces choses qui sont si difficiles, laquelle donne du charme à ses actions et à ses paroles, et n’est peut-être que l’impression même qui résulte de ce que tout en elle est conforme à la raison.

Vivre conformément à la nature, ce n’est pas s’abandonner à tous ses mouvemens, à tous ses instincts, c’est suivre la raison. Pour être naturel, il faut se rendre libre de toutes les impressions, de tous les jugemens qui nous viennent du dehors, et qui nous font une fausse nature à côté de la véritable ; il faut arracher cette foule d’idées parasites qui ont fait ombre sur notre propre jugement, et se créer à force de réflexion une sorte d’isolement et de solitude. Descartes, par la manière rigoureuse et opiniâtre dont il défendit toute sa vie sa liberté, par la jalousie de sa solitude, nous a donné à cet égard un plan de