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qu’on en chercherait un exemple ? Mais à qui s’applique moins l’idée de ce naturel par excellence qu’à Montaigne, à cet homme occupé à se peindre, et par conséquent à se farder ; à s’analyser, et par conséquent à se prêter ou à se retrancher certains traits, par la subtilité même de son esprit, et, par cette curiosité qui se crée du spectacle ; n’ayant pas même ce dessein tellement arrêté, que ce qui l’en éloigne ne l’intéresse guère moins que ce qui l’y ramène ; penseur à la suite d’autrui, et à propos d’une lecture qui le pique ; qu’un passage de Plutarque détermine à écrire aujourd’hui dans un sens, et qu’un passage contradictoire déterminera demain à écrire dans un autre sens ; qu’une idée ingénieuse attache tout un jour, et qu’une citation, fait changer de chemin ; qui suspecte la nature universelle et ne se plaît qu’en la nature variable ; qui pense presque plus souvent pour le plaisir d’écrire, qu’il n’écrit pour amener ses : pensées à la plus grande clarté ; auquel ses amis reprochent d’épaissir sa langue, comme on reprocherait à un peintre d’empâter ses couleurs, défaut qui ne vient que de la trop grande attention donnée au détail ?

Il y a cependant une sorte de naturel dans cette impossibilité même d’en avoir la meilleure sorte et la plus relevée, qui est celui des Descartes. C’est le naturel d’une personne dont la raison ne règle point toujours l’imagination et la sensibilité, mais qui met une certaine grace à ne s’en point cacher, et qui, n’ayant d’ailleurs que des caprices qui ne choquent point, ou des défauts qui ne font que nous rendre moins mécontens des nôtres, s’y abandonne avec naïveté, et dans une mesure qui n’incommode pas les autres. Montaigne est tout plein de ce naturel ; mais il a bien rarement celui que donne la raison appliquée à la recherche de la vérité. Il se jette à chaque instant hors de la raison générale, qu’il n’a pas d’ailleurs reconnue, et un grand nombre de ces délicatesses de pensée et d’expression, de ces nuances dont il est si chargé, ne peuvent point passer de son esprit dans l’esprit de ses lecteurs. Je n’admire pourtant pas médiocrement le naturel de Montaigne ; il a une perfection qui lui est propre ; et il n’est que trop conforme à toutes les faiblesses de la nature variable et individuelle, dont il est comme l’image la plus naïve. Mais je lui préfère le grand naturel de la raison, parce que l’exemple en est ou dangereux, par la tendresse qu’il nous donne pour nos faiblesses et nos bizarreries, ou stérile, comme tout ce qui provoque à l’imitation ; car quel exemple est plus tentant que celui d’un auteur qui fait la même estime de toutes ses pensées indistinctement et qui professe la doctrine que la langue de son pays en doit être la servante, et qu’où elle fait défaut, tout est bon pour y suppléer ?

Le naturel que j’admire dans Descartes a des effets tout contraires.