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Outre qu’il soutient l’ame, et qu’il la met en garde contre toute pensée qui ne lui arrive pas par la bonne voie, il rend l’imitation impossible. On n’a pas ce grand naturel à demi, ni par imitation ; on l’a tout entier et on l’a de génie, comme Descartes. Je l’ai dit de reste, on n’imite d’un auteur que le tour d’esprit ou les défauts de l’individu ; on n’imite pas ce qui est de l’homme ; et c’est une mauvaise mesure de la grandeur d’un écrivain, que le nombre de ses imitateurs. J’y vois seulement la preuve que, dans cet écrivain, le tour d’esprit domine le fond, et qu’il a plus de physionomie que de beauté. Je suis sûr d’y trouver un certain défaut familier, un côté où penche son esprit, faute de force pour se tenir en équilibre, une faiblesse qu’il a su rendre séduisante par l’adresse dont il la déguise. Un écrivain n’est grand qu’en proportion qu’il est inimitable, et il l’est d’autant plus que sa raison est plus maîtresse de ses autres facultés, et qu’en lui l’homme l’emporte sur l’individu.

L’exemple d’un tel écrivain est salutaire par la défiance qu’il nous donne de tout ce qui ne vient pas en non par la raison ; il est fécond, parce qu’en nous défendant contre toutes les servitudes extérieures et en nous ramenant sans cesse comme au centre de nous-mêmes, à ce sens intime qui nous est manifesté par la raison, il nous apprend le secret de valoir et de produire, et d’un individu de l’espèce, il fait un type, un roi de la création, comme Buffon définit l’homme.

Tel a été Descartes. Aussi n’eut-il pas d’imitateurs. Ceux qui purent pratiquer sa méthode y trouvèrent le secret d’être à leur tour inimitables. On n’imita pas Descartes, on l’égala. Ceux même qui devaient immoler la raison à la foi n’usèrent pas d’un autre moyen que Descartes qui venait d’en faire le juge suprême du vrai et du faux. Ils raisonnèrent l’abdication de la raison aussi rigoureusement que Descartes son avènement à l’empire. Il n’y eut entre eux que cette différence, que ce qui avait pu contenter Descartes au sortir du XVIe siècle, ne pouvait, après Descartes, contenter des hommes que sa méthode avait rendus avides de vérités plus certaines que l’évidence même. Quant à ceux qui, à son exemple, continuant de tenir la science séparée de la foi, gardèrent, dans la plus entière soumission d’esprit sur les choses de la religion, la plus grande indépendance sur toutes les choses de la raison, à quoi en furent-ils redevables, sinon à sa méthode, qu’ils eurent la force d’appliquer à la conduite de leurs pensées et de leur vie ?