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jour Mme de Vaubert, — apprends à la connaître, — s’imagine de vouloir me faire rentrer dans la fortune de mes pères, sachant bien qu’aux termes de nos conventions, cette fortune reviendrait plus tard à son fils. Elle m’écrit que mon ancien fermier est bourrelé de remords, qu’il m’appelle à grands cris et ne saurait mourir en paix qu’après m’avoir rendu tous mes biens. Je crois cela, moi ! j’ai pitié de la conscience troublée de ce brave homme, et ne veux pas qu’on puisse m’accuser d’avoir causé la perte d’une ame. Je pars, je me hâte, j’arrive, et qu’est-ce que je découvre un beau matin ? que ce digne homme ne m’a rien rendu, et que c’est un cadeau qu’il m’a fait. Voilà du moins ce que disent mes ennemis ; j’en ai, des ennemis car, ainsi que le disait Des Tournelles, quel être supérieur n’en a pas ? Sur ces entrefaites, Bernard, qu’on croyait mort, nous tombe sur la tête comme un glaçon de Sibérie. Que va-t-il se passer ? M. de Buonaparte a si bien arrangé les choses, qu’il est impossible de s’y reconnaître. Suis-je chez Bernard ? Bernard est-il chez moi ? je n’en sais rien, il n’en sait rien ; Des Tournelles lui-même n’en sait pas davantage. Telle est l’histoire et telle est la question.

Hélène avait grandi et s’était élevée en dehors de toutes les préoccupations de la vie réelle. Elle n’avait jamais rien soupçonné des intérêts positifs qui jouent un si grand rôle dans l’existence humaine, qu’elle l’absorbent presque tout entière. N’ayant sur toutes choses reçu d’autres enseignemens que ceux de son père, qui était l’ignorance la mieux nourrie, la plus sereine et la plus fleurie du royaume, les connaissances qu’avait Mlle de La Seiglière en droit français se trouvaient égaler les notions qu’elle pouvait avoir sur la législation japonaise ; mais cette enfant, qui ne savait rien, possédait pourtant une science plus grande, plus sûre et plus infaillible que celle des jurisconsultes les plus habiles et des légistes les plus consommés. Dans une ame honnête et simple, elle avait conservé aussi pur, aussi limpide, aussi lumineux qu’elle l’avait reçu, ce sentiment du juste et de l’injuste que Dieu a déposé comme un rayon de sa suprême intelligence dans le sein de toutes ses créatures. Elle ignorait les lois des hommes ; mais la loi naturelle et divine était écrite dans son cœur comme sur des tablettes d’or, et nul souffle malsain, nulle passion mauvaise n’en avait altéré le sens ni terni les sacrés caractères. Elle dégagea donc sans efforts la vérité des nuages dont son père cherchait encore à l’obscurcir ; sous la broderie, elle sut démêler la trame. Tandis que le marquis parlait, Hélène s’était tenue debout, calme, impassible, pâle et froide. Lorsqu’il se fut tu, elle alla s’accouder sur le