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un abîme où la sonde s’égare, et dont pas une n’a touché le fond. En voyant le désespoir de sa fille, le marquis acheva de perdre la tête. Il se précipita aux genoux d’Hélêne, et lui prit les mains, qu’il couvrit de baisers, en pleurant de son côté comme un vieil enfant qu’il était.

— Ma fille ! mon enfant ! disait-il en la pressant entre ses bras ; calme-toi, ménage ton vieux père ; ne le fais pas mourir de douleur à tes pieds. Veux-tu partir ? partons. Allons vivre au fond des bois comme deux sauvages ; si tu l’aimes mieux, retournons dans notre vieille Allemagne. Qu’est-ce que ça me fait, à moi, la fortune pourvu que tu ne pleures pas ? La fortune ! je m’en soucie comme de ça ! En vendant mes bijoux, ma montre et mes breloques, j’aurai toujours des fleurs pour mon Hélène. Allons je ne sais où ; je serai bien partout où tu me souriras. Je te contais ce matin que je n’avais plus qu’un souffle de vie ; je mentais. J’ai une santé de fer. Regarde ce mollet ; si l’on ne dirait pas du bronze coulé dans un bas de soie ! Cet hiver, j’ai tué sept loups ; je fatigue Bernard à me suivre, et j’espère bien enterrer la baronne, qui a quinze ou vingt ans de moins que moi, à ce qu’elle prétend, car je la connais trop maintenant pour croire seulement la moitié de ce qu’elle avance. Vite donc, essuyons ces beaux yeux ; un sourire, un baiser, ton bras sur mon bras, et, gais Bohémiens, vive la pauvreté !

— Ah ! mon noble père, je vous retrouve enfin ! s’écria Mlle  de La Seiglière avec un élan de joie. Vous l’avez dit, partons ; ne restons pas ici davantage : nous n’y sommes restés déjà que trop longtemps.

— Partir ! s’écria l’étourdi gentilhomme, qui ne s’était pas assez défié de son premier mouvement, et qui pour beaucoup aurait voulu pouvoir rattraper les paroles imprudences qui venaient de lui échapper ; partir ! répéta-t-il avec stupeur. Eh ! ma pauvre fille, où diable veux-tu que nous allions ? Tu ne sais donc pas que je suis en guerre ouverte avec la baronne, et qu’il ne nous reste même plus la ressource d’aller maigrir à sa table et greloter à son foyer !

— Si Mme  de Vaubert nous repousse, nous irons où Dieu nous conduira, répondit Hélène ; mais du moins nous nous sentirons marcher dans le chemin de notre honneur.

— Voyons, voyons, dit M. de La Seiglière en s’asseyant d’un air câlin à côté d’Hélène, c’est très bien qu’on aille où Dieu vous conduit, on ne saurait choisir un meilleur guide ; malheureusement Dieu, qui donne le couvert et la pâture aux petits des oiseaux, n’est pas si libéral envers les petits des marquis. Il est charmant de se dire ainsi : Partons,