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Un tel moment de crise est-il donc arrivé pour la littérature, et ce qui devrait être la source et le refuge des idées élevées, des nobles rêves ou des travaux studieux, n’est-il donc plus dorénavant que le plus envahi et le plus éhonté des carrefours ? Nous ne le croirons jamais, quand les apparences continueraient d’être ce qu’elles sont depuis quelque temps, depuis quelques jours. Nous ne cesserons, nonobstant toute avanie, de croire obstinément à la vie cachée, aux muses secrètes et à cette élite des honnêtes gens et des gens de goût qui se rend trop invisible à de certaines heures, mais qui se retrouve pourtant quand on lui fait appel un peu vivement et qu’on lui donne signal.

La prétention de la Revue des Deux Monde (et cette prétention avouée vient de conscience bien plutôt que d’orgueil) serait de relever, autant qu’il se peut, ce phare trop souvent éclipsé, et de maintenir publiquement certaines traditions d’art, de goût et d’études : tâche plus rude parfois et plus ingrate qu’il ne semblerait. Les conditions de la littérature périodique, en effet, ont graduellement changé et notablement empiré depuis 1830. Ce n’est point à cette révolution même que je l’impute, mais au manque absolu de direction morale qui a suivi, et auquel les hommes d’état les mieux intentionnés n’ont pas eu l’idée, ou le temps et le pouvoir, de porter remède. Quelles qu’en puissent être les causes très-complexes, le fait subsiste ; il s’est élevé depuis lors toute une race sans principes, sans scrupules, qui n’est d’aucun parti ni d’aucune opinion, habile et rompue à la phrase ; âpre au gain, au front sans rougeur dès la jeunesse, une race résolue à tout pour percer et pour vivre, pour vivre non pas modestement, mais splendidement ; une race d’airain qui veut de l’or. La reconnaissez-vous, et est-ce assez vous marquer par l’effigie cette monnaie de nos petits Catilinas ? Que le public, qui voit les injures sache du moins à quel prix on les a méritées. Ce qu’à toute heure du jour un recueil, même purement littéraire, qui veut se maintenir dans de droites lignes, se voit contraint à repousser de pamphlétaires, de libellistes, de condottieri enfin, qui veulent s’imposer, et qui, refusés deux et trois fois, deviennent implacables, ce nombre-là ne saurait s’imaginer. De là bien des haines ; de là aussi la difficulté de trier les bons, et un souci qui peut sembler exclusif parfois, un air négatif et préventif, et qui n’est la plupart du temps que prévoyant. – « Il a dix ans que je ferme, la porte aux Barbares, » disait un jour le fondateur de cette Revue. Nous lui répondions qu’il exagérait sans doute un peu et qu’il n’y avait peut-être pas lieu d’être si fort en garde. Mais voilà qu’aujourd’hui