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souvent deux ou trois jours sans prendre l’air, et alors si le navire avait charge pleine, leurs souffrances devenaient indicibles. On les voyait, oppressés et comme étourdis, soulever péniblement leur poitrine pour ne respirer qu’un air infect et corrompu. Beaucoup étaient suffoqués ; la mauvaise odeur et la malpropreté développaient rapidement parmi eux des fièvres putrides dont l’action était aussi violente que rapide, et souvent le matin les négriers trouvaient un cadavre déjà corrompu enchaîné à un homme encore vivant.

Les nègres faisaient deux repas par jour ; on les nourrissait d’ignames et de féverolles, et on leur donnait à chaque repas environ une demi-pinte d’eau. Quand le temps était beau, le repas avait lieu sur le pont. Si quelques-uns refusaient de manger, on mettait sur une pelle des charbons rougis, et on approchait la pelle de leurs lèvres assez près pour les brûler, en les menaçant de leur faire avaler les charbons : on a vu des négriers faire avaler du plomb fondu à des nègres qui refusaient obstinément de prendre aucune nourriture. Le repas terminé, on les obligeait à danser avec leurs chaînes pour rendre quelque souplesse à leurs membres engourdis, et comme cet exercice était nécessaire à leur santé, on fouettait sans pitié ceux qui refusaient de danser on ne dansaient point avec assez d’ardeur. Néanmoins toutes ces précautions étaient impuissantes à préserver la vie d’un grand nombre de ces malheureux, car aux souffrances physiques se joignait une douleur morale qui en doublait les effets. « La plupart des esclaves, dit un ancien chirurgien de négrier, semblent en proie à un abattement insurmontable, à une morne mélancolie. De temps en temps, des sanglots leur échappent, ou bien ils déplorent dans un chant plaintif la perte de leur famille et de leur patrie ; et tel est sur eux l’empire du chagrin, que beaucoup cherchent le moyen de se donner la mort, soit en se jetant à la mer, soit en se heurtant contre les parois du navire ou en s’étranglant avec leurs chaînes. D’autres refusent obstinément de manger, et quand on veut les forcer à prendre de la nourriture, soit par le fouet, soit par tout autre moyen violent, ils regardent en face les négriers et leur disent en leur langage : « Laissez-nous, que ce soit fait de nous. » L’accablement de l’esprit produit chez eux une langueur générale et une faiblesse qu’accroît encore l’obstination insurmontable qu’ils mettent à ne point manger, obstination due, soit à la maladie, soit à ce que les négriers appellent la bouderie. Il en résulte bientôt la dyssenterie, qui se propage dans la cargaison et enlève les nègres par douzaines sans que toute la puissance de la médecine puisse arrêter le fléau. »