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disciple fidèle de Louis Boerne devait, en effet, rencontrer son maître sur le seuil ; n’est-ce pas Louis Boerne qui, un des premiers, a protesté, au nom du sentiment national, contre l’indifférence olympienne du dictateur ? N’est-ce pas lui qui a écrit en termes bizarres ce jugement irrité sur l’auteur de Faust : « Goethe a une force d’empêchement prodigieuse ; c’est une cataracte dans l’œil de l’Allemagne. Depuis que je sens, je hais Goethe, et depuis que je pense, je sais pourquoi je le hais. » Il faut donc, avant de pénétrer dans le sanctuaire, que le pieux visiteur justifie son culte, et qu’il essaie de fléchir les mânes indignés de son ami. Puis il entre, et s’arrête devant la table du poète :


« Table antique ! autel sacré ! si tu pouvais me faire entendre un écho de ce temps qui fut si court, je serais illuminé par les clartés du ciel ! un seul écho de la divine assemblée qui trônait ici, table ronde des héros du chant et des prophètes de la lumière ! Ah ! le siècle était suspendu à leur bouche ; il écoutait avec recueillement la bonne nouvelle, et les pressentimens des jours meilleurs. Eux, cependant, ils étaient debout, aux portes de l’avenir, et ils répandaient les bénédictions. D’une main vigoureuse, ils plantaient l’arbre de la vie auprès de notre berceau ; hélas ! le fruit et la fleur, tout a gelé subitement pendant la froide nuit. »

« O table sainte ! autel abandonné ! aucune voix ne sort de ton sein engourdi. Le temps a chassé les muses charmantes, bien loin, bien loin de toi, dans des sentiers déserts, au milieu d’épaisses ténèbres. Elles errent, en se lamentant, au fond des solitudes. Chacune d’elles s’en va, seule, couverte d’un voile. L’une n’entend pas ce que l’autre a chanté, il n’y a que l’écho qui réponde à leur plainte. »

« Mais qui es-tu, ô sublime figure ? Ta tête, qu’enveloppe le flot de ta chevelure d’or, s’incline avec grace sur ta poitrine fatiguée. Un désir brûlant agite ta lèvre. Puis, les rayons du matin, l’éclat du printemps de la poésie, montent tout à coup sur tes joues pâles. Tes yeux brillent comme deux lacs bleus où deux soleils vont doucement s’éteindre. Je vois s’arrondir ton noble front, où s’allument les éclairs de ta fantaisie, où les idées, comme une assemblée de rois, siègent fièrement sur leurs trônes augustes. O Schiller ! Schiller ! de tous ces esprits au puissant essor, nul n’a senti battre un cœur plus grand dans une plus ardente poitrine. Tu as été le prophète éternellement jeune qui, d’une main hardie, portait en avant la bannière de la liberté ! Tu étais prodigue de ton sang ; les plus intimes trésors de ton amour, les forces les plus ardentes de ta vie, tu les répandais pour le monde, et le monde acceptait le sacrifice, froidement, avec calme, car il ne comprenait pas la profondeur de ta peine ; il n’écoutait que la mélodie des sphères célestes, quand retentissait à ses oreilles ce flot de poésie que tu avais gonflé de tes meilleures larmes ! »