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dans son ame affectueuse ces deux souvenirs ennemis, ces deux traditions contraires du génie de l’Allemagne ? Henri d’Ofterdingen, Luther, Novalis, entre ces trois noms si différens s’enferme toute la suite d’une histoire qui est écrite à chaque pas sur les montagnes de Thuringe. Voilà pourquoi vous n’y admirez pas seulement la nature chantée par les poètes, mais aussi cette beauté invisible révélée tout à coup à votre esprit, et vous dites, en changeant le mot de Fénelon, que c’est là un horizon fait à souhait pour le plaisir de la pensée.

Ce n’est pas là pourtant ce qui a le plus frappé M. Charles Beck ; avant de partir pour la Wartbourg, il s’était dit qu’il y chercherait surtout Luther, et, en effet, il ne voit dans toute la contrée que l’énergique figure du moine saxon. Tout ce qui a précédé, tout ce qui a suivi la révolte du XVIe siècle, disparaît pour le pèlerin. Quand il monte à la Wartbourg, quand il arrive au château par le sentier de la forêt, il est bien forcé cependant de rencontrer d’autres traces que celles des pas de Luther ; il ne peut échapper au souvenir de sainte Élisabeth, il ne peut oublier la lutte célèbre des maîtres chanteurs, Wolfram et Henri, Schreiber et Klingsohr ; mais non, il détourne les yeux, et s’il se rappelle le moyen-âge, ce sera seulement à l’occasion des nombreuses légendes qui peuplent aussi la forêt et la montagne. Or, parmi ces récits populaires, il choisira les plus sombres, les plus terribles ; tout occupé de Luther, il veut justifier son audacieuse entreprise ; il insistera donc sur ces histoires sanglantes, sur la barbarie de ces temps farouches, sur l’iniquité monacale ; puis, quand il aura achevé sa triste peinture, il fera tout à coup apparaître le docteur de Wittenberg et lui criera : Tu as été l’Oreste des siècles nouveaux ; c’est toi, ô vengeur, qui as frappé de mort ta mère criminelle et condamnée !

Je ne sais pourquoi, en lisant ces vers, je me rappelle plus vivement cette belle matinée de mars où je montais au château de la Wartbourg. J’étais arrivé la veille à Eisenach avec un ami, avec un voyageur épris, comme moi, de ces contrées charmantes. Dès le lever du jour, M. X. Marmier m’emmenait du côté des montagnes, et nous suivions les détours de la forêt où se cache l’illustre retraite. Le printemps commençait à couvrir les branches de bourgeons verts et tendres ; la vie s’éveillait dans l’immense nature. Je ne sais quoi de calme et de pacifique enchantait cette matinée radieuse, Nous n’avions certes pas un grand effort à faire pour ouvrir nos ames à toutes les impressions du pays. Les souvenirs des chantres d’amour et celui de Luther J’associaient sans haine dans notre pensée. Nous les retrouvions d’ailleurs