Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en créant d’état à état, souvent même de continent à continent, un système d’échange pour les richesses de la pensée, a établi également entre les nations civilisées des relations qui n’existaient pas. La création de la vapeur complétera cette unité de rapports que la poudre à canon, la boussole et l’imprimerie avaient ébauchée. Au point de vue moral, les lignes de fer sont autant de conducteurs magnétiques par lesquels la pensée d’une nation communiquera aux nations voisines ses ébranlemens. Au point de vue industriel et commercial, ces mêmes lignes, allant d’un bout de l’Europe à l’autre, auront pour résultat de modifier profondément les systèmes actuels de douanes, en créant une sainte-alliance entre les peuples marchands. Comme moyen de publicité, ces routes philosophiques, sur lesquelles circulent les hommes et les idées, achèveront l’œuvre de Guttenberg en lui communiquant le secours dont l’imprimerie a besoin pour agir. Le livre ne peut rien par lui-même, le livre n’existe que pour ceux qui le lisent. Il faut qu’une force matérielle le fasse pénétrer dans ces populations sombres et lointaines qui opposent aux lumières l’obstacle de leurs montagnes, de leurs marais, de leurs bois, et de leurs landes impraticables ; cette force est dans la circulation. Auxiliaires de l’imprimerie, les chemins de fer avanceront l’enseignement des masses. La propagande de la vapeur défiera toutes les censures : allez donc arrêter ces mille voix de la civilisation dans leur passage aérien à travers l’Allemagne ou la Russie ! Quand les états européens seront couverts de grandes lignes s’embranchant sur toutes les capitales, — autant de rayons par lesquels s’opérera la diffusion des lumières, — la face intellectuelle de notre continent sera changée. La vapeur nous semble donc destinée à devenir le lien des distances, le lien des races.

Quand la guerre était presque le seul moyen dont la Providence se servît pour mettre les races en présence, l’union d’un peuple à un autre peuple n’était jamais cimentée que par la force. Or, nous ne craignons pas de le dire, la force brutale est impuissante à fondre ensemble les divers élémens du genre humain. Long-temps après la conquête, les vainqueurs et les vaincus forment encore dans la nation deux camps distincts : les inimitiés secrètes refoulées dans le cœur du peuple soumis, la honte et le ressentiment de sa défaite, demeurent un obstacle de longue durée à l’alliance avec les envahisseurs. Il se passe souvent plusieurs siècles avant que la trace de cette division soit effacée ; quelquefois même elle persiste toujours si, le peuple conquis nourrit secrètement l’espoir de ressaisir son indépendance. Cela est si vrai que, malgré les guerres qui ont ensanglanté l’Europe au moyen-âge