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ainsi déclarée, les chevaliers résidant en France durent quitter le pays en toute hâte ; ils se réfugièrent à Malte, où ils trouvèrent une hospitalité d’autant plus généreuse que l’ordre était très pauvre alors. Les sacrifices que le grand-maître crut devoir faire en faveur des émigrés français déplurent aux chevaliers d’Aragon, de Castille et de Portugal, et ils ne cachèrent ni leur mécontentement ni leurs murmures. D’un autre côté, les jeunes chevaliers nouveau-venus, habitués à une vie élégante et facile, ne savaient que faire dans cette pauvre île. Ils avaient d’abord songé à se croiser contre les infidèles et à dépenser selon la manière des anciens preux leur énergie et leurs loisirs ; mais hélas ! ce n’était plus le temps des entreprises chevaleresques, et le ridicule conseillé par Cervantes eût accueilli ces vaillantes tentatives auxquelles l’Europe applaudissait autrefois. Que faire donc ? Leurs vingt ans « leur faisaient du bruit, » comme dit quelque part Mme  de Sévigné, le démon de la jeunesse entraînait leur oisiveté, et, le climat aussi les poussant, ils s’adonnèrent faute de mieux, malgré leurs règles, aux plaisirs défendus. Il y eut alors un moment où Malte offrit non plus un spectacle digne comme autrefois des temps héroïques, mais un tableau piquant et plein de caractère, une esquisse complète des mœurs élégantes et courtoises de l’aristocratie de l’époque. Que l’on se figure, dans une petite île, une réunion des cadets des meilleures maisons de l’Europe, une population entière de grands seigneurs arrivés de tous pays, avec une allure différente, un caractère national particulier, et tous avec ce grand air qui était alors le signe distinctif de la noblesse. Malte était en ce moment une académie de politesse. Sans détruire certaines susceptibilités qui donnaient du piquant à la situation, la communication fréquente et la familiarité effaçaient les grands préjugés nationaux et adoucissaient les nuances trop disparates. Chacun prêtait et empruntait à son voisin. L’Allemand prenait au Français de sa fougue charmante et lui donnait de son calme ; le Castillan copiait sa grace exquise et lui enseignait son imposante gravité.

Il va sans dire que ces leçons ne se donnaient pas toujours impunément, et ces hommes si finement élevés, malgré toute leur circonspection, trouvaient occasion à tout instant de mettre en main la rapière. Le duel ne pouvait être absolument défendu aux adhérens d’un ordre en partie basé sur les lois de l’ancienne chevalerie, dont un des premiers principes était de voir dans le duel le jugement de Dieu. On avait exigé seulement que les combats eussent lieu dans la ville et dans une certaine rue, nommée la via Stretta. Là, les