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combattans pouvaient croiser le fer impunément, et ils le faisaient volontiers, avec toute la grace des raffinés d’une autre époque, folle si l’on veut, mais charmante à coup sûr et bien française. Une autre restriction était que le combat devait cesser sur l’ordre d’une femme, d’un prêtre ou d’un chevalier ; ils se soumettaient au commandement d’une femme par galanterie, d’un prêtre par respect, d’un chevalier par obéissance. Malheureusement, ces coups d’épée donnés à tout propos et ce courage dépensé en pure perte ne rendaient pas à l’ordre sa gloire des anciens jours. Il avait perdu son ancien lustre chevaleresque. Dans ces gentilshommes pleins d’ardeur, mais condamnés à l’inaction par les mœurs du temps, et dont la profession était un véritable anachronisme, si cela se peut dire, on ne voyait et l’on ne pouvait voir que des hommes parfaitement inutiles. En outre, la hardiesse de leurs exploits ne mettant plus, comme autrefois, leurs peccadilles à couvert, leur vie peu régulière apparaissait au jour, et l’on exagérait encore leur licence dans un temps ennemi de toute institution aristocratique. A toutes ces marques d’affaiblissement, à tous ces élémens de dissolution, se joignirent des embarras pécuniaires. L’ordre avait perdu les propriétés considérables qu’il possédait en France, Bonaparte l’avait dépouillé de ses revenus d’Italie, et les dépenses allaient toujours, tandis que les recettes ne rentraient plus. Les pays qui luttaient contre nous étaient trop épuisés eux-mêmes pour soutenir les chevaliers. Leur discrédit fut grand bientôt ; des emprunts l’augmentèrent, et des exactions, devenues indispensables, mécontentèrent au dernier point les Maltais, jaloux déjà de la suprématie des chevaliers. Telle était la situation de l’ordre, quand Bonaparte, rêvant comme Alexandre la conquête de l’Inde, songea qu’avant d’aborder l’Égypte il devait s’assurer de Malte. Parties de Toulon à la fin de mai 1798, les cinq cents voiles françaises se déployèrent le 9 juin en vue de l’île. Les chevaliers, à part quelques-uns peut-être, ne croyaient pas à une agression sérieuse, et la détermination même de Bonaparte ne paraissait pas bien arrêtée. Il quitta dans la matinée le vaisseau amiral l’Orient, passa à bord d’une frégate, et cingla autour de l’île, examinant avec soin tous les points d’attaque. Dans la journée, il fit demander pacifiquement au grand-maître l’entrée du port pour sa flotte, afin de renouveler sa provision d’eau. Le grand-maître, Ferdinand de Hompesch, eut la maladresse de refuser ; dès-lors, tout fut dit. Pour attaquer l’île, il ne manquait à Bonaparte qu’un prétexte ; il saisit avec empressement celui qu’on lui offrait, et, se déclarant provoqué par ce refus, dans lequel il