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il faut qu’il en revienne à les distinguer pour subordonner encore la nature au miracle, et là même il ne peut se tenir en paix ; il affirme, il prêche l’anéantissement complet de la libre intelligence ; elle se relève pour ainsi dire jusque sous sa main : terrible lutte d’un cœur sincère contre un esprit faussé ! La raison humaine sent aujourd’hui toute sa puissance et ne se rend pas au premier assiégeant ; ce n’était pas trop de cet intrépide génie qu’avait M. de Maistre pour mener de sang-froid un si périlleux assaut. Quel que soit son triste courage, M. Lacordaire n’en est pas là ; il semble parfois que la tête lui tourne et que l’ennui le prenne dans ces sombres régions.

Entendez-le pourtant s’écrier : « La raison n’est qu’un passage à travers des sépulcres où elle laisse un peu de cendres ! » et le voilà qui répète complaisamment tous les vieux motifs du scepticisme, en y ajoutant l’originalité trop cherchée de sa parole. Écoutez ce flot de malédictions qui va couvrir le raisonnement et ses œuvres : « Ce qui fait tout périr aujourd’hui, ce qui fait que le monde est flottant sur ses ancres, c’est le raisonnement… Notre intelligence nous apparaît comme un navire sans voiles et sans mâts sur une mer inconnue… Les sociétés chancellent quand les penseurs y mettent la main, et le moment précis de leur chute est celui où on leur annonce que l’intelligence est émancipée. C’est que les livres humains portés à leur plus haute perfection, au lieu d’élever et de fortifier la vie sociale, en abrègent le cours et précipitent les nations comme un homme ivre. » En vérité, M. Lacordaire parle comme Rousseau : « L’homme qui pense est un animal dépravé. » Cette grande aversion de Jean-Jacques pour le monde du XVIIIe siècle n’a pas rencontré pis que l’indignation de M. Lacordaire en face du nôtre ; le prêtre chrétien nous ramène à la doctrine de la nature ! Qu’importe alors que la nature ait été rachetée, relevée, sauvée, si elle ne profite du bienfait de la rédemption que pour s’ensevelir dans cette immobilité stérile qui ne pèche pas parce qu’elle n’agit pas ? Quoi ! la nature illuminée du christianisme ne vaudrait pas mieux et n’aurait pas autre chose à faire que cette sature sauvage, où les boutades d’une philosophie inconséquente nous avaient montré la perfection de l’espèce ! Au premier pas que l’homme hasarderait sans lisières du seul droit de sa libre activité, l’homme perdrait sa route et tomberait sur une pierre d’achoppement !

M. Lacordaire le sait cependant, et il l’a dit parce qu’il ne peut pas, ne pas le dire : « Nous avons certaines idées fondamentales sans lesquelles notre intelligence n’aurait pas d’action… Nous possédons un certain nombre de phénomènes constatés par l’expérience, un certain