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frontière, et mouraient contens en criant de leur dernier souffle : Vive la république ! C’était aussi de la folie, mais de cette folie sublime qui crée et sauve les nations. » Il faudrait dire cela comme le dit M. Lacordaire avec sa voix émue et son sourire triomphant, avec tant d’ames suspendues à la sienne. Chose singulière ! cet homme que nous avons vu retrancher le domaine de la pensée du domaine de l’état, et nier la vertu morale de la puissance civile, le voilà qui croit à la sublimité des folies politiques, le voilà qui s’écrie : « Lorsque je pense à tout ce qu’il faut de travaux, de vertus, d’héroïsme pour faire un peuple et perpétuer sa vie, je m’en voudrais mortellement d’abuser de la parole contre une nation ! » Bien mieux encore, il a le sentiment de ce grand mouvement social qui s’est fait, et qui se continue autour de lui ; si vague soit-il, si confus et si obscur, ce sentiment le domine, et la franchise en perce jusqu’à travers l’affectation de la forme ; il aime à dire : « Je suis peuple ! » et quelquefois il le dit bien ; il aime à vanter, suivant son expression, « la sainte démocratie de la foi et de la charité. » Il sait que cette parole, un peu étrange, ne sonne pas bien partout ; il aime à la répéter. Nous l’en remercions.

Telle est, en effet, cette sublime vertu des grandes idées de notre temps qu’elles pénètrent par le cœur ceux qui les combattent par l’intelligence, qu’elles reviennent, en dépit des systèmes, se placer dans leur bouche, et purifier leurs lèvres comme les charbons ardens d’Isaïe. On les évite, quand on érige en doctrine les fantaisies personnelles de son cerveau ; on les salue, on les adore, quand on se laisse aller sans mauvaise résistance à cette pente éternelle sur laquelle Dieu a placé l’esprit de l’homme pour qu’il allât, et qu’il allât toujours. On ne vit pas hors de son siècle. Sans doute le présent paraît souvent mesquin ; il a ses ennuis et ses misères ; on est toujours tenté de se rejeter autre part ; les uns songent à l’avenir, les autres rêvent du passé. Le vrai, le bon, c’est de s’élever dans le présent même au-dessus des détails pour saisir l’ensemble, au-dessus des contrariétés et des imperfections pour dégager les principes et les éclairer par le sens commun. C’est là ce que M. Lacordaire ne fait pas. Il croit que le remède est ailleurs, et il va le chercher ; mais, tout en voulant retourner vers le passé, il semble regimber vers l’avenir. C’est là ce qui nous le rend aimable. C’est pour cela qu’on le quitte toujours, comme je le quitte ici moi-même, avec un adieu d’affection, et non pas avec un adieu de colère.


ALEXANDRE THOMAS.