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idolâtre des beautés de la nature, dont l’être préféré n’est en quelque sorte qu’un reflet périssable ? Toute jeune fille qui lui apparaît, il l’aime, mais comme il aime la fleur épanouie, l’oiseau dans l’air, l’étoile au firmament : histoire de rêver, de s’écouter souffrir, de se complaire en vapeurs langoureuses. L’heure des passions qui ravagent, des passions définitives, n’a point sonné. Qu’elle meure demain, sa perte lui sera une source inépuisable de couplets mélancoliques et de beaux sonnets éplorés, et il la regrettera mélodieusement, en attendant le jour où quelque Lise nouvelle, surprise au détour du sentier, lui jettera, en s’esquivant, son bouquet d’églantine, qu’il ramassera soudain pour l’effeuiller jusqu’à la dernière strophe, comme si c’était le premier. Ce délire d’une ame enivrée, quel poète à vingt ans ne l’a ressenti ? Qui de nous n’en a fait le sujet de ses premières harmonies ? Six mois après, sans doute, tout était oublié ; mais, si désenchanté que le temps et la pratique du réel vous aient laissé, osera-t-on jamais nier la loyauté de pareilles impressions ? Je me souviens d’avoir eu dans les mains une idylle traitée à la manière allemande, dont cet état de l’ame avait fourni l’idée, et qui, pour la nature du sujet du moins, eût semblé appelée à figurer dans les Chants de Jeunesse. Il s’agissait de peindre ce lyrisme de la passion, un de ces accablemens désespérés dont le cœur en sa plénitude se relève pourtant, sans trop d’efforts, aussi loyal, aussi sincère en sa guérison ; qu’il le fut en son agonie. Voici donc, si j’ai bonne mémoire, le roman que notre poète avait imaginé.

Un jeune homme que je pourrais nommer Frédéric Rückert, Louis Uhland ou Wolfgang de Goethe, mais que je me contenterai de nommer Hypérion, uniquement afin de ne point l’appeler Silvio, a pour maîtresse une adorable fille qu’il aime de tout cet enthousiasme d’une ame en qui les mille sources de la vie commencent à gronder. Stella, de son côté, tout entière au doux sentiment qui la possède, s’est isolée du monde, et cache au fond d’un bois le mystère enchanté de son bonheur. Comme le jeune Goethe, lorsqu’il étudiait le droit à Strasbourg, s’en allait à cheval visiter chaque soir la fille du pasteur de Sesenheim, de même Hypérion, dès que la nuit tombe, quitte ses livres et vient au rendez-vous. Quelles émotions l’agitent à cette heure ! A quels ineffables épanchemens il s’abandonne en gagnant, au clair de lune, l’amoureuse retraite ! Les chantres illustres que j’ai cités pourraient seuls le dire.

Il va sans mesurer l’espace ni le temps,
Sans penser aux rochers, à l’abîme, aux épines,