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de voir les poètes suivre sans se lasser les statuaires et les peintres ! De part et d’autre, en effet, l’intérêt et le profit sauraient-ils être les mêmes ? Que la pompe imposante de certaines ruines, que le spectacle des chefs-d’œuvre de Raphaël et de Michel-Ange poussent irrésistiblement à l’imitation, au travail, à la production originale, l’individu voué aux arts plastiques, rien de plus naturel ; ici la matière entre pour beaucoup, et l’exploitation de la matière nécessite toute sorte d’études et d’expériences qui ne peuvent que gagner à être pratiquées sur les lieux. En direz-vous autant du poète ? du poète qui reçoit ses impressions de voies toutes différentes, et d’ailleurs ne dispose que du plus immatériel des instrumens : la parole ? N’importe ; il est sur la terre certains pays prédestinés où la pensée humaine se sent attirée par d’héréditaires influences, dont on ne cherche pas même à s’expliquer le charme. Aussi vous avez beau invoquer la raison, vous avez beau leur demander à tous : Qu’allez-vous chercher en Italie ? ils passeront leur chemin en s’écriant comme Mignon : dahin ! dahin ! « Là-bas où les citronniers fleurissent, où, dans la feuillée sombre, jaunit l’orange d’or, là-bas où les statues de maîtres vous contemplent. » Et lorsque du fond de sa pauvre chambre d’Iéna, où le cloue la misère, l’illustre, le divin Schiller verra s’enfuir joyeusement le groupe voyageur, des larmes de regret mouilleront sa paupière, et l’oiseau captif, l’œil fixé vers le sud, déchirera ses ailes aux barreaux de sa cage. Pour le poète, entre l’instant de la contemplation et celui de la production, il n’y a que la rêverie, doux pays où l’on s’attarde volontiers, et d’où plus d’un aimerait, j’imagine, à ne jamais sortir. Qui sait ? peut-être est-ce le besoin pressenti d’un état semblable qui nous attire en Italie, la conscience anticipée d’une de ces rêveries solennelles, profondes, comme les inspirent seuls les grands sépulcres. J’ai dit qu’il devait arriver parfois qu’on s’oubliât en ces ivresses de l’imagination, surexcitée par les fantômes du passé. Sans aller bien loin, Rückert va nous en fournir un exemple : lui aussi, l’irrésistible inspiration l’a poussé vers l’Italie ; mais, si je m’en fie au nombre bien restreint des pièces qui marquent dans ses poésies la trace du voyage, la veine productive, au lieu de jaillir, s’est repliée sur elle-même, et sur les débris de la Rome classique, sous les orangers de Sorrente et les pins verdoyans de Naples, notre poète a beaucoup plus rêvé que rimé. On conçoit à peine qu’à un semblable pèlerin Rome ait pu ne fournir qu’un si médiocre bagage. Après cela, peut-être la pensée discrète de Rückert n’était-elle point faite pour les impressions grandioses de la ville éternelle. En présence de l’épopée de vingt siècles inscrite sur ces débris croulans, l’harmonieux rêveur, habitué aux confidences d’une muse moins sévère,